Dans ce roman choral, Jenny Zhang donnent la parole à des petites filles chinoises arrivée aux Etats-Unis avec leurs parents, et qui subissent de plein fouet les revers du rêve américain.
Leurs prénoms importent peu. Elles ont en commun une arrivée en famille, près de parents déracinés persuadés de trouver aux Etats-unis ce qu'ils ne pouvaient pas avoir en Chine : la liberté et un travail décent.
Alors que les parents se démènent entre deux et trois emplois pour leur trouver un toit de fortune, elles grandissent et portent un regard de moins en moins naïf sur le monde qui les entoure. Racisme quotidien, poids de la famille restée au pays, découverte de la sexualité, autant de sujets qu'elles ne peuvent pas partager avec leurs parents trop préoccupés à les protéger à leur façon.
"Mes parents étaient sur une route qui ne menait nulle part, au pied du mur, alors c'était à moi de devenir vraiment bonne, c'était à moi de briller, et ça me faisait peur, parce que j'aurais voulu rester en arrière avec eux, je ne voulais pas les dépasser".Elles perdent leurs prénoms asiatiques pour adopter des prénoms américains, gages d'intégration ; elles excellent en anglais pour avoir une scolarité exemplaire et ainsi s'inscrire à l'université. Elles seront l'incarnation pour leurs parents du rêve américain devenu réalité.
"Mon père disait qu'ils avaient besoin de noms américains dans leurs CV pour chercher du travail ; ils avaient besoin de noms qui soient prononçables par des Américains blancs qui parlaient anglais, parce qu'ils avaient des visages qu'on trouvait horribles à regarder, et qui donc irait embaucher quelqu'un avec un tel visage et un tel nom"?
Parce qu'elles sont nées filles, elles connaissent intimement les renoncements de leurs mères à suivre parfois à l'étranger un mari qui ne les rend pas heureuses. Elles y puisent une force nouvelle dans laquelle l'égoïsme et le refus de la défaillance sont les maîtres mots.
"Mais à présent, je voulais être libre. Je voulais être libre de me montrer égoïste et autodestructrice et ne rien me refuser comme les filles blanches du lycée où mes parents avaient trimé si dur pour me faire entrer".
" Elles ne parlaient que des défaillances de nos pères, ou des raisons pour lesquelles cet endroit était bien pire que tout ce qu'elle avaient jamais vécu en Chine".A travers leurs témoignages spontanés, parfois crus, apparaissent en filigrane les renoncements et la difficulté de vivre des immigrés et cela souvent dans l'indifférence générale.
"Et encore plus loin, mon père, à cheval sur son vélo, traversait Manhattan avec un plastique noué autour de la tête, ignorant les feux rouges comme s'il était le feu lui-même, acceptant des pièces de vingt-cinq cents en pourboire, s'obligeant à sourire à chaque livraison, tandis que moi, j'attendais le premier roulement de tonnerre, le moment où je pourrais de nouveau me détacher de moi-même, où je pourrais flotter dans cet espace au-dessus de la réalité où je me voyais parfois telle que j'étais vraiment."
"On était déjà livrés à nous-mêmes. (...) Mais parfois, je relevais les stores et j'ouvrais les rideaux afin de laisser entrer la lumière. On pouvait nous voir, et alors"?Âpre cœur est un roman rempli d'énergie et d'amour. Les difficultés liées à l'immigration sont transcendées et ces familles ne lâchent rien pour s'en sortir. La choralité et le ton employés donnent du peps à l'ensemble.
Une réussite.
Ed. Philippe Picquier, janvier 2019, traduit de l'anglais par Santiago Artozqui, 379 pages, 22€
Titre original : Sour hearts : stories