On retrouve avec le plaisir le ton employé dans Attachement Féroce, celui d'une femme résolument indépendante, féministe et urbaine.
"En l'espace de vingt ans ont paru Jude l'Obscur par Thomas Hardy, Portrait de femmes d'Henry James, Diana of the Crossways de George Meredith. Aussi perspicaces que fussent ces romans, c'est Femmes à part de George Gissing qui me parle plus. J'ai l'impression que ses personnages sont les hommes et les femmes de mon entourage. Tous les cinquante ans depuis la Révolution française, les féministes sont qualifiées de femmes 'nouvelles', 'libres', 'libérées', mais Gissing a trouvé le mot juste : nous sommes les femmes 'à part'."Parce qu'elle est libre et indépendante, Vivian Gornick se sent différente de ses contemporaines. Et puisqu'il est d'usage de classer les gens dans des catégories, autant que ce soit par le biais d'une référence littéraire ! Alors la narratrice est une "femme à part", celle qui ne dépend de personne pour avancer dans la vie et exister aux yeux des autres.
Pourtant elle a longtemps tenté d'entrer dans le moule : travail stable, mariage, même si elle a d'emblée renoncé à la maternité. Simplement, à force de vouloir atteindre ce qu'elle croyait être un équilibre puisqu'il correspondait au modèle féminin de sa génération, elle a eu l'impression de sombrer. Sa vie s'étiolait, perdait de sa substance. Le Graal n'était pas décidément pour elle.
"Pendant dix ans après mes études, j'ai cherché de toutes mes forces le Graal : l'Amour avec un grand A, le Travail avec un grand T. Je lisais, j'écrivais, puis je m'effondrais dans mon lit. J'ai été mariée dix minutes, j'ai fumé de la marijuana pendant cinq. Pleine d'entrain et de vie, j'ai arpenté les rues de New-York et d'Europe. Mais rien n'allait jamais. (...) Au fil du temps, une grande lassitude m'a envahie. Jusque là j'avais dormi debout, il fallait maintenant que je me réveille".Les amours, les amis, les ennuis, Vivian Gornick les a traversés, les a analysés et les a gardés ou balayés. Elle est devenue une observatrice acharnée de ses contemporains et du monde mondain où elle a évolué. L'acuité de son regard, son recul sur les choses, sa connaissance aiguë des gens lui ont permis, au fils des ans, de mieux connaître le petit monde de New-York, mais aussi de mieux se connaître.
New-York, décor de la vie de la narratrice. Toujours si différente et si semblable à la fois. Comme Johson le faisait dans les années 1740 dans les rues de Londres, elle arpente les rues de la grosse pomme pour prévenir d'une dépression qui pourrait la gagner à force de solitude. Car l'indépendance a ses revers, et être seule pèse parfois. Néanmoins, comme Johnson la vie a un sens puisqu'elle lui permet de supporter la solitude.
Alors, une fois par semaine, elle rejoint son meilleur ami Léonard avec qui elle refait le monde ou dresse un état des lieux de ce qu'elle a vécu ou observé dans la semaine.
"Léonard et moi partageons le même goût pour la politique du préjudice. Le sentiment exalté d'être né dans un ordre social préétabli et injuste flambe en nous. Notre sujet, c'est la vie non vécue".La Femme à part est truffé d'anecdotes, de références littéraires, de réflexions sur la vie, la solitude, l'amour et le prix à payer pour rester indépendante. Forcément la lectrice s'y retrouve à un moment ou à un autre. Vivian Gornick emploie un ton léger, raconte des événements ou se raconte pour offrir au final une définition complète et sans concession de la femme à part. C'est avec un plaisir sans cesse renouvelé que le lecteur arpente à ses côtés les rues de New-York et devient le témoin privilégié de sa vie bien remplie.
"Nous sommes deux voyageurs solitaires qui arpentons péniblement les contrées de notre vie et nous nous rejoignons de temps à autre à ses confins pour un rapport sur l'état de la frontière".
Ed. Rivages, septembre 2018, traduit de l'anglais (USA) par Laetitia Devaux, 160 pages, 17,80€
Titre original : The Odd Woman On The City