jeudi 7 juin 2018

Idaho, Emily Ruskovich

En un instant, la vie de Wade a basculé quand sa première épouse Jenny a commis l'irréparable. Depuis il a refait sa vie avec Ann. Alors que son esprit part en miettes, la douleur de la perte reste, et Ann devient peu à peu la garante de l'histoire familiale.

Wade avait deux filles : May et June. Alors que May est morte, June a disparu. Cela fait dix ans qu'elle grandit à travers les images par ordinateur des affiches "Missing" ou de l'imagination artistique d'un peintre pour la rendre plus réelle.
"Sur le mur de Tom Clarcke la vie de June va se prolonger ; elle va se poursuivre au travers d’hypothèses sans fin, tableau après tableau représentant des années de vie potentielle.".

Depuis 1995, Wade n'a pas renoncé à retrouver June. Il n'a pas non plus pardonné à sa première épouse Jenny qui croupit en prison. Il a refait sa vie avec Ann, sa professeur de piano. Elle l'aime d'un amour absolu, absorbant sa souffrance mais aussi, depuis quelques temps, ses crises de violence. Wade, comme son père et son grand-père avant lui, perd la mémoire précocement. Peu à peu, il oublie le drame qu'il a vécu sans pour autant oublier la douleur de la perte qu'il exprime parfois par des gestes dangereux.
"Il a perdu ses filles mais il a également perdu le souvenir de les avoir perdues. En revanche, il n'a pas perdu la perte. La douleur est aussi présente dans son corps que sa signature l'est dans sa main".

Pour lui, mais aussi pour la mémoire de ses filles, Ann tient le coup. Jenny l'obsède car elle n'arrive pas à expliquer son geste. Comment une mère, le temps d'un instant, a pu faire basculer tant de vies ?
"Ann a franchi la barrière du mystère qui l'entoure , elle s'est immiscée dans l'amour passé de Wade, elle a touché les endroits interdits. Elle est entrée là où elle n'a pas sa place. Dans un livre dans une prison. Une prison où se déroule l'autre moitié de la vie de Wade."
Avec la maladie de Wade, Ann a hérité de son histoire familiale. Elle continue ce que lui ne peut plus faire : ne pas perdre espoir, commander des portraits vieillis de June, et organiser la vie quotidienne dans leur coin isolé de montagne. Cet endroit c'est June et Wade qui l'avaient choisi ensemble pour y fonder une famille, sans pour autant avoir réfléchi à son isolement pendant les hivers rigoureux.
"Wade et Jenny sont de gens de plaine. Des gens de plaines vivant sur une montagne dont ils n'avaient pas remarqué qu'elle était beaucoup plus grande qu'eux".
Et si c'était cette impression constante d'être seule dans un endroit reculé qui aurait eu raison de la conscience de Jenny ?

Sans jamais vraiment l'admettre, Ann porte le fardeau d'un drame qui ne lui appartient pas, d'autant que la maladie de son conjoint est de plus en plus présente. A son tour de perdre un être cher...
"Elle ne peut jamais regarder en face la maladie de Wade. Celle-ci est toujours à la périphérie d'Ann, tirant sur les coins de sa compréhension".

Idaho est un premier roman étonnamment maîtrisé que ce soit dans sa trame narrative avec le choix d'allers-retours dans le temps, que dans la psychologie de chacun des personnages en présence ou en mémoire, lorsqu'il s'agit des deux petites filles.
"May, à l'instant où elle est morte, est devenue quelque chose qu'elle n'a jamais été auparavant et que sa sœur ne sera jamais - elle est devenue absolue".
Au fil de l'intrigue, le personnage de Wade s'estompe - comme sa mémoire - au profit de celui d'Ann, qui devient la garante de l'histoire d'une famille brisée qu'elle n'a pas vraiment connue mais dont elle a la conviction d'être une pièce du puzzle pour reconstituer la vérité.
Malgré son jeune âge, Emily Ruskovitch décrit avec brio et profondeur des sentiments tels que la perte d'un enfant, la douleur, la difficulté de vivre avec le poids du passé et la culpabilité galopante qui se patine avec le temps mais ne s'estompe jamais.
Une vraie réussite et un bonheur de lecture.


Ed. Gallmeister, mai 2018, traduit de l'anglais (USA) par Simon Baril, 352 pages, 23.50€
Titre original : Idaho