mercredi 17 janvier 2018

Les Oiseaux morts de l'Amérique, Christian Garcin

Vétéran du Vietnam, Hoy Stapleton adore lire de la poésie et de la science-fiction. Solitaire de nature, il observe le monde autour de lui, à Las Vegas, la ville qui ne dort jamais. Car cet homme érudit et discret est sans domicile fixe, un oublié de l'Amérique qui a trouvé refuge  dans un  tunnel de l'immense réseau de collecteurs d'eaux pluviales, "véritable ville bis" de la cité aride. Il n'est pas le seul à vivre là, mais lui au moins a trouvé un moyen pour s'échapper de son quotidien pendant quelques heures...


La vie de Hoyt est réglée comme du papier à musique. Chaque jour ressemble à la veille et ressemblera au lendemain, sous la fournaise de Las Vegas. Avec ses deux compagnons d'infortune, il partage un passé de soldat, de traumatismes et de non-dits, qu'il a choisi justement de taire. Hoyt préfère écouter les gens, les observer, et quand la pression de la solitude se fait plus forte, il se réfugie dans les livres. A force de lire de la science-fiction, il eut un jour une conversation intéressante avec "un voisin d'égout" qui lui développa la théorie de la courbure de l'univers selon Einstein, et la possibilité d'être témoin de son propre passé. De sa vie avant le Vietnam, il ne lui reste que des brides : une robe de sa mère, la petite maison mal rangée, sa voisine aux cheveux roux... Il décide alors de plonger au sein de ses propres souvenirs afin de retrouver ce qu'il a oublié.
Un jour il s'avisa qu'il y avait encore plus rapide que la vitesse de la lumière : celle de la pensée. Il avait trouvé son véhicule".
Ses "fuites" dans son enfance ont vite des conséquences sur son quotidien : il a l'impression constante que passé et présent se confondent parfois , une sensation de déjà vu, une vision furtive, une connaissance qui revient. Ses voyages dans les recoins les plus obscurs de sa vie se font de plus en plus nombreux.
"Le temps passait et, dans ses voyages vers le futur, il arpentait toujours les mêmes villes et paysages désolés, dévastés.
C'est normal, pensait-il alors. Parce que c'est à l'image de ce que je porte en moi. Je suis vide. N'ai rien à l'intérieur. Je suis mort du dedans. Mon cerveau est un champ de ruines, une ville fantômes peuplée de débris. Une forêt percée de tunnels où règnent le silence et la mort.
Mais tout est en train de changer. A présent, il avait rebroussé chemin. A présent il y avait cette cuisine de 1950, où il lui semblait revivre un peu.
De plus en plus, pour lui, le futur disparaissait derrière l'horizon, tandis que le passé, lentement, prenait chair".  
Lors de ses déambulations au cœur de la ville, après avoir passé son temps de mendicité, Hoyt rejoint Danny le vigile d'un hôtel délabré, le Blue Angel Motel, dont le principal attrait reste la fée bleue en son sommet qui semble tourner à l'envie. Et si cette vierge moderne lui indiquait après tout le chemin pour retrouver ses souvenirs ? Peu à peu, notre septuagénaire recommence à s'ouvrir aux autres, il devient plus loquace, adopte même un chiot. Dans un petit carnet rouge, il "dessine le silence", ce qu'il considère comme "son vrai projet". Il a décidé d'appréhender ses fantômes calmement comme s'ils étaient les gardiens de sa mémoire trop longtemps muette et pourtant encore présente.

Malgré la violence de la ville, les traumatismes des guerres vécues par ses compagnons d'infortune,
Stapleton trouve en la poésie la sagesse qui lui manque et une vision beaucoup plus sereine des grands espaces citadins dont il arpente chaque jour le bitume, nouvelle Sodome de la société de consommation. Voyager dans son passé lisse la difficulté de son quotidien et il appréhende maintenant l'autre voyage comme une nouvelle aventure à la Einstein.

Il y a déjà cinq ans Christian Garcin avait en tête d'écrire un roman sur les laissés pour compte de l'Amérique réfugiés dans les tunnels de canalisation des grandes villes où ils vivotent et tentent de reconstruire un semblant de vie normale. En y ajoutant une dimension fantastique, l'auteur donne de la profondeur à son personnage principal qui, à l'automne de sa vie, est en quête du temps perdu. Las Vegas est le décor de ce récit captivant. Parce qu'elle ne dort jamais, elle est témoin de la folie des hommes qui arpentent ses trottoirs. La fée bleue de l'hôtel ne peut rien contre la violence, cela fait longtemps que sa baguette magique est décrépie, mais elle observe avec un œil mi-amusé mi-songeur les phénomènes inquiétants tels des centaines d'oiseaux qui tombent morts sans explication.
"Les oiseaux pleuvaient en rideau dru à présent (...) Tous trois éprouvaient une sensation confuse, entre horreur et incompréhensible et quelque chose qui se situait au-delà d'eux, comme la certitude d'un présage apocalyptique".
Les Oiseaux morts de l'Amérique est un roman émouvant sur les exclus du grand rêve américain, personnages pour certains remplis de sagesse, libres de choisir et voyageurs temporels des temps modernes. Et Chistian Garcin a trouvé les mots pour décrire "la beauté brute de l'incongrue et incompréhensible sauvagerie du monde".

Ed. Actes Sud, janvier 2018, 224 pages, 19 €