A travers les voix de deux personnages unis sans le savoir par un lien commun, Le Clézio conclut sa trilogie sur l'île Maurice, paradis terrestre pour les uns, territoire abîmé pour les autres.
Pour Jérémie Felsen, se rendre à Maurice était une évidence, puisque son père, originaire de l'île, n'en parlait jamais et n'a jamais vraiment répondu aux questions que son fils se posait. C'est l'occasion aussi de terminer sa thèse en allant sur les traces de l'animal emblématique de l'île, le Raphus Cucullatus, le dodo mauricien, dont l'extinction fut programmée dès l'arrivée des premiers marins sur les plages mauriciennes.
A Maurice, il y a Dodo, bien vivant lui, que tout le monde connaît et reconnaît avec sa gueule rongée et dévorée par la lèpre. En réalité, il s'appelle Dominique et il est le dernier descendant d'une grande famille qui a jadis donné naissance au domaine de l'Alma.
"Moi je ne vais jamais au camion, parce que je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe'sen, pas un clochard, pas un vagabond, même si j'ai mes vieux souliers faits dans la peau d'un mort, et mes habits pleins de trous, mon papa est juge, ma maman s'appelle Rani Laros, c'est une grande chanteuse, même si je ne connais pas ses chansons. Nous avons Alma, la maison en bois, le grand bois et la rivière, et le chemin pavé qui descend la grand route jusqu'à l'étang".
Depuis, les bulldozers sont passés et un projet de vaste parc d'attraction est en passe d'être réalisé. Dodo est un hobo ; il avance coûte que coûte en racontant l'histoire de son île, de sa famille ainsi que ses souvenirs. Chez lui, passé et présent se mélangent. Un peu fou et lucide à la fois, il est frappé d'ostracisme car il est la mémoire dérangeante de l'île. Seulement, sa gentillesse naturelle et sa confiance l'empêchent de détester ses semblables. Alors, quand un prêtre lui propose de se rendre en France , à Paris, pour faire connaissance avec d'autres sans domicile fixe, Dodo accepte. De par ses origines, n'a-t-il pas lui aussi des racines françaises ?
"Aller où ? Je ne sais pas encore tout à fait (...) ils veulent que j'aille quelque part, pour connaître les autres clodos, que je leur donne ma vie et eux me donnent leur vie, et alors nous ne sommes qu'un seul peuple. Mais jusqu'à maintenant je ne rencontre pas ce peuple".
Sur place, Jérémie balaye vite les clichés de carte postale pour s'intéresser l'histoire de l'île.
"Je veux voir toutes les traces, remonter à la source de toutes les histoires. Ce n'est pas facile. Elles sont cachées, secrètes, des scandales de famille, des mensonges pieux, l'oubli a recouvert cette île, l'a enveloppée d'une membrane souple et laiteuse d'illusion".
Il se rend sur les vestiges des tours, mémoire honteuse du temps de l'esclavage où les êtres humains perdaient leur identité ; il parle aux ancêtres telle la vieille Emmeline, mémoire de ceux transformés en fantômes. Peu à peu, Jérémie remonte son arbre généalogique, comme il remonte l'histoire tragique des dodos, animal fascinant de par sa silhouette et sa démarche claudicante.
Mais Maurice est aussi un territoire balafré par les complexes hôteliers et les grandes routes, gangrené par la prostitution et la misère incarnée par le personnage envoûtant de Krystal.
"Peut-être est-ce pour ceci que je suis venu à Maurice, sans vraiment le vouloir : pour comprendre l'origine, le point brûlant par où tout a commencé. Voilà quatre-vingts ans mon père a quitté son île pour venir étudier en France, pendant la Première Guerre. Alors il fuyait le désastre, Alma en ruines, son père chassé de sa maison natale, sans avoir commis d'autre faute que s'être montré confiant".
Passé et présent se confondent dans ce roman choral qui raconte l'histoire de l'île Maurice par ceux qui la vivent et l'ont vécue. On ne sort pas indemne d'une telle lecture tant les mots choisis sont justes, les scènes décrites saisissantes - rien que le chapitre consacré au dodo transporté sur un navire en partance du continent ou celui d'une naissance au cœur de la forêt sont admirables - et les personnages forts.
"J'ai voulu aussi recoller les morceaux d'une histoire brisée, celle des Felsen de l'île, à présent aussi éteints que l'oiseau lui-même, dead as a dodo. Peut-être est-ce de la vanité, ce sentiment d'appartenir à une tribu en train de disparaître, d'être le témoin, le signal faible et vacillant d'une autre ère, d'une autre culture, autour des derniers survivants le monde est en train de changer, ne dit-on pas avec une certaine arrogance, à chaque génération, que rien ne sera plus comme avant"?
Il y a de la poésie dans la prose de Le Clézio, une rythmique interne qui lutte contre l'oubli de ce qui fut. Tous les souvenirs et les personnages nous ramènent vers Alma, le domaine d'origine devenu une terre des illusions, symbole de la gloire passée d'une famille.
Alma est le livre du souvenir et du temps présent, c'est le roman qu'on n'oublie pas.