Véritable énigme médicale comme ses aïeules, Ninon Moise ne se laisse pas faire : elle veut contrarier sa propre histoire, comprendre, se soigner, et se débarrasser du "poison héréditaire".
Ninon Moise, dix-sept ans a grandi avec une épée de Damoclès au dessus de la tête. Fille unique d'Esther, elle entre dans le déterminisme génétique des filles aînées de la famille maternelle : depuis 1518, chaque fille est frappée d'un mal étrange, toujours différent, mais sans cesse une énigme pour le corps médical. Depuis sa naissance, Esther la scrute, la surveille, comme si elle attendait à la fois avec ferveur et crainte l'arrivée du mal. Pour Ninon, l'histoire familiale fait partie du rituel des histoires du soir, une chronique de la souffrance à travers les âges et les mentalités, une légende qu'on se transmet de mère en fille. Mais lorsqu'elle se lève un matin de janvier avec une sensation de brûlure extrême qui envahit chacun de ses bras, la jeune fille sait d'emblée que la malédiction ne l'a pas oubliée.
"Puis la peau sèche, la douleur se tait, elle renifle ses bras comme une bête inquiète, qui cherche, s'attend à une odeur de pourriture, une odeur de mort, mais sa peau reste désespérément neutre, surface homogène, indifférente, jusqu'à ce que Ninon y dépose un coin de la serviette, appuie avec douceur, et c'est alors d'une profondeur inimaginable que jaillit la douleur, comme si la chair de ses bras voulait crever la fine pellicule du corps, comme si elle se creusait jusqu'à l'os, une salve de feu, les nerfs à l'intérieur comme des fils électriques dénudés, un court-circuit et une intermittence de la conscience".
Pas facile de se faire soigner quand il n'existe aucun signe extérieur de la souffrance. Pas de brûlure, ni de boutons, ni de rougeurs. Rien. Et pourtant, les bras de Ninon sont chauffés à blanc, on dirait une peau de lapin écorchée. "Rien de logique car rien de perçu". Après l'état de sidération, Ninon consulte internet, forêt de savoirs, la bible du vrai et du n'importe quoi, car il n'est pas question pour elle de ne pas se soigner : sa maladie a un nom, "un mot c'est la moindre des choses quand on a mal comme ça", et sûrement un traitement. Il faut avoir confiance au corps médical pense-t-elle naïvement, "non pas pour se singulariser, se démarquer, mais au contraire pour se fondre dans la masse anonyme et homogène, pour rejoindre le commun des mortels - le commun, et les mortels - , être une patiente parmi d'autres".
Les examens médicaux ont identifié son mal : une allodynie tactile dynamique, sans pour autant l'aider à juguler la douleur constante. La fatigue causée par la souffrance, la noirceur, la solitude de plus en plus grande, transforment Ninon. La maison a remplacé le lycée, la chambre, la salle de classe. La jeune fille apprend à vivre avec sa maladie orpheline, s'éloigne de sa mère à la fois soulagée et apeurée de voir sa fille reprendre le flambeau familial. Son quotidien devient une chronique de la douleur ; la rébellion n'est pas loin...
Ninon décide, pour ne pas perdre pied, de trouver le mot le plus juste adapté à la description de "sa souffrance érodante". N'est-ce pas ce que lui demande chaque médecin qu'elle consulte ? Comme si poser un mot sur le mal pouvait le juguler. La douleur est un langage, une musique, une peinture ; il suffit juste de trouver la bonne correspondance.
"Il s'agit de tracer le relevé sismographique de la douleur de Ninon - son corps est le sol, le mal un tremblement de terre".
Au fil des mois, Ninon entreprend une "spéléologie de soi", tente même une psychothérapie car on ne sait jamais, peut-être sa maladie est avant tout psychosomatique. Avec le temps, elle se rend compte que les récits de sa mère durant son enfance était une patiente entreprise de Mithridatisation, comme si Esther avait voulu immuniser sa fille en lui racontant chaque catastrophe. La superstition n'a rien fait, seuls les gênes ont parlé, puisque même le ex-voto déposé à la Bonne Mère de Marseille n'a pas fonctionné.
Ninon se rebelle, refuse la fatalité. Il faut guérir, se débarrasser au plus vite de son allodynie tactile encombrante qui l'empêche de s'épanouir. Elle va tout essayer, entreprenant ainsi une vaste spéléogie de toutes les solutions possibles.
Sciences de la vie est le récit d'une parenthèse de deux ans dans la vie d'une jeune fille. Ninon est forte. Son patronyme Moise tient à la fois du religieux et de la fatalité, mais elle incarne celle qui refuse tout cela. Contrarier sa propre histoire, tordre le cou au destin deviennent sa raison de vivre, son odyssée personnelle parsemée d'embûches mais l'incarnation d'une volonté coûte que coûte.
Ninon est une héroïne malgré elle, la descendante directe des héroïnes mythologiques qui ne fléchissent jamais face à l'adversité. Elle est la dernière née d'une génération maudite, et porte le fardeau avec dignité et détermination.
Joy Sorman n'a pas écrit un récit clinique, ni une succession de descriptions de souffrances, de traitements ou de remèdes. Elle a écrit l'histoire de Ninon, de sa fêlure originelle. C'est le récit d'une métamorphose à la Grégor Samsa, ponctuée de légendes familiales. C'est une histoire de la peau, "un parchemin sur lequel se déchiffre tout ce qui a été vécu (...) une plaque sensible sur laquelle la réalité s'imprime sans répit, un récit dont on peut suspendre la narration, car la peau est affectée en continu". Sans cesse, elle fait le contrepoids entre la fatalité et la science, la noirceur et la vie. En cela, Sciences de la vie devient une odyssée de la peau, une ode à la vie, toujours.