"Je sais tout cela. Je sais que les armes ne sont jamais en paix, qu'elles peuvent à tout moment mordre la main qui s'approche, mais parfois on oublie tout le savoir que l'on a dans la tête, parfois on ne pense qu'à l'instant présent, parfois on veut juste prendre une grenade dans sa main pour la soupeser, pour sentir le froid du métal sous ses doigts, pour mieux voir comment elle est fabriquée, pour jouer, pour faire comme dans les films, pour se donner l'illusion d'être un soldat américain venu libérer la France de l'occupation allemande".
Quelle serait la plus grande peur de votre vie ? La vraie peur, pas celle qu'on ressent en visionnant un film d'horreur en cachette de ses parents, ou en montant dans le dernier manège à sensations fortes. Non, on parle de la peur intrinsèque, celle qui vous secoue les entrailles au point de vous rendre malade, celle qui résume l'instant panique où on se rend compte que notre petite vie bien plan-plan est en train de basculer vers une situation qu'on ne maîtrise pas et potentiellement dangereuse.
Après coup, quand le cœur a repris son rythme de croisière, que la sidération de l'instant a laissé place au retour normal des choses, on tente d'analyser ce qui s'est passé, on tente de comprendre. Parfois, l'écriture permet cette réflexion, et justement, cela tombe bien, David, le narrateur aime écrire. Avec sa plume, ses mots à lui d’adolescent de douze ans, il raconte sa plus grande peur vécue avec ses trois meilleurs amis...
Retour en arrière où quatre gamins décident d'explorer un manoir abandonné bientôt démoli et réputé hanté. Même pas peur, même lorsqu'il s'agit d'explorer les pièces repoussantes de crasse et de descendre à la cave. Là, enveloppée dans des linges, une grenade non dégoupillée mais en mauvais état.
"Une grenade comme au cinéma, oubliée dans une maison, datant certainement de la Seconde Guerre mondiale, je n'ai pas imaginé un instant qu'elle puisse être dangereuse, j'ai glissé mon doigts dans l'anneau de la goupille, j'ai fait semblant de la jeter avant de la passer à Norbert".Une grenade c'est une arme de mort, de destruction, c'est l'engin fascinant par excellence : comment un si petit truc peut détruire tout ce qui se trouve autour de lui ? La curiosité morbide a ses limites et les quatre gamins décident de l'abandonner dans le château en prenant soin de laisser des indices pour prévenir les ouvriers de la présence du danger.
Sauf que rien ne se passe comme prévu car l'angoisse d'avoir fait une bêtise reste présente ; peut-être aurait-il fallu la remonter, appeler les pompiers, bref prévenir les personnes compétentes en la matière...
Au collège, les matinées sont longues, les cours souvent ennuyeux, vivement la récré et la cantine ! Mais là, quand le narrateur se rend compte que son copain Norbert cache dans son sac d'école la grenade découverte la veille, il a l'impression que le temps s'arrête ou qu'il a pris tellement d'épaisseur qu'il se dilue encore plus lentement. Pourquoi ? Que faire ? Autant de questions en suspens qui montrent que ce n'est plus un jeu. Les amis vont devoir prendre une décision, tenter de résonner leur copain un peu fou, s'épauler, être solidaires. Pas facile en si peu de temps quand toutes les émotions se bousculent en un temps record !
"C'est à se taper la tête contre les murs. J'avais toujours cru que l'imagination me serait utile pour écrire des histoires, je sais maintenant qu'elle peut-être aussi un sacré fardeau. Je sais que la réalité se débrouille toujours pour prendre des chemins imprévus. Elle arrive là où on ne l'attend pas".
Les phrases sont amples, rythmées, comme si celui qui les écrivait prenait toute la mesure de sa chance d'être en vie et de pouvoir coucher sur le papier la plus grande peur de sa vie.
Eric Pessan bouscule la mise en page et le texte en utilisant le calligramme, mettant ainsi en relief l'aspect glaçant du récit.
Au fil des pages, le lecteur se sent impliqué au point de se demander quelle aurait été sa propre réaction s'il avait été confronté au même problème. De là, Eric Pessan offre une vraie réflexion sur la responsabilité de chacun face au danger qui se présente.
La plus grande peur de ma vie est une fiction aux accents réalistes qui utilise habilement la mise en abyme de l'écriture : un auteur raconte l'histoire d'un jeune écrivain qui raconte une expérience éprouvante... Original et malin !