vendredi 6 janvier 2017

Blue Gene, Joey Goebel

Ed. 10/18, novembre 2013, traduit de l'anglais (USA) par Samuel Sfez, 624 pages, 9.10 euros.
Titre original : Commonwealth


A Bashford, Kentucky, tout le monde connaît la silhouette de Blue Gene tant elle détonne : T-shirt délavé aux manches arrachées pour mieux montrer ses tatouages, bedaine de buveur de bière, cheveux blonds longs et filasses avec un mulet sur le dessus quand il enlève son éternelle casquette, short en jean, et surtout des tongs par tous les temps.
"Si Blue Gene portait une attention particulière à un aspect de sa personne, c'étaient ses cheveux. Sa coupe mulet filasse lui retombait jusqu'aux épaules, tandis que l'avant et les côtés étaient coupés court. Mais on voyait rarement l'avant et les côtés de sa tête, car il n'apparaissait jamais en public sans une casquette de base-ball, généralement vert camouflage".
Blue Gene loge dans un mobil home, et vit de la vente de jouets dans un marché aux puces couvert. Sa grande passion est le catch en général et le rapport aux autres en particulier, car c'est un gentil au grand cœur qui est à l'écoute des gens simples.
Pourtant Blue Gene aurait pu choisir une autre vie. En réalité, il s'appelle Eugene Mapother, fils héritier de Henry Mapother magnat de l'industrie du tabac et grande fortune américaine, et frère cadet de John Mapother, candidat aux élections au congrès. Assez éloigné des considérations des riches, Eugene n'a pas vu sa famille depuis quatre ans. C'est donc avec une grande surprise qu'il reçoit la demande de John : l'accompagner et l'épauler dans sa campagne politique. Il est  la caution populaire de sa famille prête à tout pour accéder au pouvoir, et qui ne comprend rien aux gens qui sont extérieurs à leur milieu.
"Il continua donc de se taire tout en observant Blue Gene interagir avec la plèbe. Il enviait sa facilité à parler avec ces gens : de toute évidence, il n'avait aucun mal à comprendre leurs manières populaires. Blue Gene ne se montrait absolument pas convivial. Il était aussi sombre que d'habitude en présence du groupe, mais il avait l'art de faire des commentaires savoureux et amusants sur n'importe quel sujet, de la meilleure laverie automatique de la ville aux morsures de serpents en passant par les cartouches de fusil".

Blue Gene est un fervent patriote, il accepte donc car en plus John soutient, pour le besoin de sa campagne, la famille d'un soldat américain mort en Afghanistan. Pour couronner le tout, il est la caricature même de l'américain moyen, blanc : patriote, amateur de bière, de catch et de tops cars, et surtout hétérosexuel. Celui qui ose le traiter de PD doit se sauver de suite....
Lors des réunions publiques, il rencontre Jackie pour qui il éprouve tout de suite le béguin, seulement ses idées sont à l'opposé de celles de la famille Mapother.
"Elle parlait à toute vitesse, comme si elle attendait depuis des années l'occasion de tout déballer, qu'elle craignait de ne pas arriver au bout.'Dans ce pays, on n'estime que ce qui est physique pas intellectuel. Notre devise nationale devrait être Tout sauf réfléchir. C'est ça qui devrait être inscrit sur les pièces de monnaie. On nous a conditionnés à penser que tout ce qui est un peu cérébral est négatif".

Alors, pour elle, il va enfin réclamer sa part d'héritage, s'éloigner de la campagne col bleu et puritaine de son frère, et tenter de créer une mini-société idéale dans l'ancien bâtiment du Wal-Mart qu'il vient de racheter et qu'il a rebaptisé le Commonwealth Building. Or, au fur et à mesure, sa petite expérience se développe et commence à faire du bruit au point d'en devenir néfaste pour les affaires des Mapother. Mais Blue Gene s'en lave des mains, surtout depuis qu'il a découvert un secret important sur ses véritables origines...

Parfois, on découvre un roman par hasard, dont on n'a jamais entendu parler. Hormis la quatrième de couverture, aucun indice. Ce fut donc une découverte totale : auteur et univers romanesque.
Blue Gene est une caricature virulente de l'Amérique bien pensante et complètement isolée des masses populaires. A cela, s'ajoute une critique féroce de la famille qui, sous couvert d'un paraître sans faille, est capable du pire. Heureusement, la politique est un drôle de jeu qui oblige ses joueurs, à un moment ou à un autre, à déraper et à dévoiler enfin leur véritable personnalité. Le personnage d'Eugene est un catalyseur. Sans le vouloir vraiment, il cristallise tout ce qu'il y a de clichés chez l'américain moyen au sujet de la tolérance, de la guerre et de la famille.
On suit les aventures de Blue Gene avec délectation, même si parfois la farce familiale devient cruelle et un brin malsaine.
"Henry faillit éclater de rire en pensant à la politesse des employés de ce centre de détention. Cela confirmait la leçon dont il avait profité toute sa vie : pour être traité avec respect et dignité, ou simplement pour être traité comme un être humain, il fallait être riche, célèbre ou puissant".
Ecrit pourtant en 2008, ce roman aurait pu être écrit aux grandes heures de la campagne américaine de 2016 tant certaines scènes décrites résonnent avec des images ou des vidéos de l'événement. On sourit souvent, on tourne les pages sans souffler, mais surtout on découvre une société qui est aux antipodes de la notre, symbolisée par des personnages que Joey Goebel a su rendre vraisemblables et héros d'une histoire aux multiples rebondissements.