lundi 9 janvier 2017

A part ça (19) La Vie aveugle, Loïc Merle

Ed. Actes Sud, janvier 2017, 144 pages, 15 euros.


La littérature inspire. Elle est une passerelle, un fil d'Ariane...



La peinture est la vision du peintre à un moment donné de sa vie. De tout temps, elle fut à la fois répulsion et attraction pour ceux qui la contemplent et ceux qui la créent. Elle est l'incarnation même de la vie aveugle.

La vie aveugle est une réflexion en deux parties sur la peinture contemporaine. D'un côté, l'auteur a un dialogue fantastique avec un autoportrait de Van Gogh, celui-la même qui fut confisqué puis exposé par les Nazis comme oeuvre dangereuse, de l'autre, un écrivain part à Heideberg (HD) en Allemagne à la rencontre du plus grand peintre contemporain vivant.

Même s'il n'est pas un roman à proprement parler, Loïc Merle utilise les codes de la fiction pour exposer sa réflexion sur la peinture et son influence sur la pensée et la vie de ceux qui en dépendent. 
Ce n'est pas n'importe quel autoportrait de Van Gogh qui décide de prendre la parole, mais bien celui dédicacé à Gauguin (1888), sur fond vert améthyste, où on découvre un Van Gogh au visage émacié, à la bouche pulpeuse, aux traits presque féminins. Volé par les nazis, il fut un des chefs d'oeuvre interdits "exploité" lors d'une exposition visant à montrer les peintures et les sculptures dites dégénérées car produites par "des esprits dégénérés, et considérés par les nazis comme les plus dégénérés".
"Combler l'appétit du monstre que nous sentons toujours, dans ce vrai portrait, c'est-à-dire dans ce sommet de l'art, Van Gogh et non pas de 'la peinture seulement, Van Gogh et quelque chose en plus, une palpitation dans l'ombre, le vivant mort ou le mort vivant - l'art authentique, plus rare que le diamant.'On dit que l'isolement nécessaire à son propre démembrement, Van Gogh le pratiquait et le supportait mieux que la plupart".
Depuis son tableau, Van Gogh expose son point de vue sur la peinture, la difficulté de créer, et son avis sur les œuvres autour de lui. Pour le lecteur, ce dialogue imaginaire est une source culturelle intéressante tant elle fourmille d'anecdotes sur le peintre.
Autoportrait dédicacé à Gauguin (1888)
"Car ce que Van Gogh le véronèse réclame à cor et à cri, c'est une relation vraie - ce pour quoi on peint des tableaux, on écrit des livres, on se prépare à traverser les siècles. Et je pourrai jurer qu'il m'a choisi, c'est certain, dans ce but l'Autoportrait m'a parlé, voici résolu le mystère de ses lèvres pulpeuses qui paraissent sur le point de s'ouvrir, plus d'une fois j'ai tendu l'oreille vers ma mauvaise reproduction et Van Gogh s'est adressé à moi, dans sa recherche d'un rapport authentique, s'exprimant par visions (...) il parlait de lui étrangement, afin de me toucher à coup sûr, comme d'un objet, le roi, ou le prince des objets.Ainsi agissent les creusets d'un art véritable, objets vivants : ils nous choisissent, nous connaissant toujours mieux que nous ne les connaissons".
Dans la seconde partie, un écrivain et peintre à la fois en manque d'inspiration, décide de répondre à l'invitation de Strahl, le plus grand peinte contemporain vivant à Heideberg, persuadé que cette rencontre sera fructueuse pour nourrir son imaginaire créatif. Pourtant, c'est un homme isolé, peu sûr de lui, et incroyablement complexe qu'il rencontre. Ce peintre connu et reconnu ne comprend pas le succès de ses toiles qu'il juge indignes et symptomatiques de l'influence néfaste que la ville de HD a exercé et exerce encore sur lui depuis son installation. Seulement, sans trop savoir pourquoi, il lui est impossible de la quitter, même si sa laideur architectural (selon son opinion) et le rejet des habitants pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue de Goethe, ont contribué à l'explosion de son couple.
Vue d'Heideberg (Allemagne)
"Et à HD nous sommes restés comme deux immigrés, prisonniers de nous-mêmes et de notre langue étrangère, aussi solitaires et désemparés que ceux de la gare, que ceux de la base militaire".(...)"Partir c'aurait été trahir ma nature et mon art, à l'époque je pensais ainsi, un brin mélodramatique, la possibilité de peindre était tout ce qui m'importait, quand bien même cette ville précisément annihilait mes efforts et cherchait à me réduire de vingt façons différentes".
Par petites touches et une visite guidée, Strahl tente de faire partager à son invité son mal-être quotidien qui dure depuis presque trois décennies mais qui est devenu sa raison d'être.
"Le vide, uniquement, existe, palpable à HD comme ce château aux murs sans toit tend à le prouver, plutôt magnifiquement (...) Rester à HD trop longtemps, c'est signer son arrêt de mort, morte certes douce et lente, tellement civilisée et pleine d'égards pour la victime qu'on devrait plutôt parler d'un arrêt de la vie, pas même brutal, d'un arrêt progressif des fonctions vitales qui permettent ailleurs d'aimer et de peindre".

La Vie aveugle, dont le titre est extrait d'une phrase de Marguerite Duras, est un petit livre déroutant, parfois élitiste, qui cherche à expliquer le plus précisément possible "le vertige maîtrisé" que peut être l'art de créer.
"Car voilà ce que le Grand Art nous donne effectivement : une lumière qui, si nous en supportons la brûlure, permet de mener une vie qui n'est plus aveugle".
Et si le propre du peintre, son idéal, serait de porter en soi uniquement ses tableaux ?
"Le mieux serait toujours de porter l'oeuvre en soi pendant toute une vie, l'oeuvre de toute une vie, une seule c'est assez, ne pas laisser échapper bêtement en tentant le début d'une réalisation qui anesthésierait immédiatement douleur et désir".
C'est finalement au lecteur averti de faire sa propre analyse.