Ed. Joelle Losfeld, octobre 2016, traduit de l'anglais (USA) par Etienne Gomez, 448 pages, 25 euros.
Titre original : Good Times / Bad Times
"Un seul être vous manque et tout est dépeuplé"
Du fond de sa cellule, Peter, dix-huit ans, a décidé de raconter sa vérité par écrit, afin que son avocat possède toutes les cartes en main pour mieux le défendre. Il ne nie pas sa culpabilité, mais tente d'expliquer comment il est passé d'interne désargenté dans un pensionnat bourgeois à criminel. Il a tué un homme.
"Comme vous pourrez le constater quand je vous remettrai tout ça, je m'en suis donné à cœur joie sur ma machine. Sans les comprimés, je n'aurais pas pu, mais, grâce à eux, ça sort sans discontinuer et je me sens de plus en plus léger à mesure que j'avance. Maintenant, c'en est compulsif. S'ils me prenaient ma machine à écrire et mon papier, je graverais tout le reste sur les murs de cette cellule avec une pointe".
Souvent, il y a une histoire de fille, or, dans ce roman, elles ne sont que des silhouettes excitantes qu'on rencontre au café, au restaurant, en vacances, ou sur papier glacé, tout juste une image pour se rassurer de sa sexualité. Depuis son arrivée à Gilford, Peter cherche un ami, une moitié avec lequel il pourra s'acclimater aux règles et aux occupants des lieux. car le directeur, Mr Hoyt, lui a bien fait sentir qu'il n'était là que pour remplir un quota de boursiers.
"Plutôt vendre mon âme au diable que de laisser M.Hoyt avoir une quelconque influence sur mes faits et gestes.. Les choses arrivent étrangement vite, il suffit d'un déclic et une décision est prise, tout un programme d'action se dessine. Désormais, tous mes sentiments, que ce soit confusion ou déception - pour être honnête, j'avais une franche impression de malheur et de misère -, viraient à la colère. Ça au moins, je le comprenais. Et je pouvais même en tirer profit."
Son statut de fils d'acteur alcoolique tombé dans l'oubli lui importe peu, ce qu'il désire, c'est passé le mieux possible cette année scolaire, et pour cela, mieux vaut ne pas la passé en solitaire.
Jordan arrive en cours d'année et noue très vite une amitié avec Peter. Il est l'antithèse de celui-ci : Jordan est petit, les lèvres bleus, handicapé par un cœur en mauvaise santé, mais il est distingué, soigne son allure, et à surtout un aplomb à toute épreuve. Alors que Peter n'a jamais connu sa mère, morte trop tôt, Jordan est arrivé à Gilford pour la fuir elle et une famille fortunée qui l'a toujours considéré comme le vilain petit canard.
"C'est sans doute cette inaptitude à participer à quelque activité ardue que ce soit qui lui a donné cet aplomb à toute épreuve. Rien ne le décontenançait ; peut-être serait-il plus exact de dire qu'il ne se laissait pas décontenancer par quoi que ce soit. Je l'ai rarement vu perdre son sang-froid ou tomber dans l'agitation. Mais il n'était pas pour autant du genre mollusque. Il était plein de curiosité, d’enthousiasme et d'énergie mais il canalisait le tout comme une soupape qui laisse sortir la vapeur petit à petit, sans que ça jaillisse en sursauts pétaradants".
Ces deux-là s'entendent, se comprennent, s'épaulent. Or, ce lien est très mal perçu par Mr Hoyt. C'est un homme psycho-rigide qui a fait de Peter son souffre douleur lui rappelant sans cesse ses origines et ce pourquoi il est là, l'obligeant même à jouer le monologue de Hamlet en public dans une tenue ridicule. Mais depuis que Peter a permis à Gilford d'arriver second à un concours des internats, Mr Hoyt a développé une obsession inquiétante à l'encontre du jeune homme. Peter se sent de plus en plus mal à l'aise à ses côtés.
Avec Jordan, ils rient d'abord de cette situation, puis comprennent qu'elle peut dégénérer très rapidement. Hoyt s'est mis dans la tête que l'amitié fusionnelle entre les jeunes gens est une histoire d'amour...
"Maintenant que je vois les choses avec recul, je pense que c'est parce qu'on s'aimait tellement, lui et moi, qu'on n'a jamais fait de folie : notre relation était tellement belle qu'on n'avait surtout pas envie de tout gâcher. Je sais que ce n'est qu'une partie de la vérité, parce que Jordan avait aussi un goût bien plus prononcé pour le sexe opposé. Et moi, pareil".
Ce roman est l'histoire d'un jeune homme que le lecteur sent tout de suite honnête. Même si les premières pages annoncent déjà l'issue dramatique des événements, on plonge avec naïveté dans la vie quotidienne d'un internat. On y retrouve les blagues potaches, les camarades un peu loufoques, le surveillant peu autoritaire, le directeur trop ferme et trop froid. L'amitié entre Peter et Jordan réchauffe le climat d'ensemble, et jamais on ne pense à une idylle homosexuelle puisque plusieurs fois l'auteur insiste bien sur le caractère amical de leurs liens. On doit parler plutôt d'amitié à la vie à la mort ; une amitié forte, exclusive, qui survit à tout.
Le personnage principal grandit auprès de son ami, gamin honnête, intelligent, et ouvert. Jordan incarne tout ce que le directeur Hoyt redoute , il est son antithèse et l'incarnation de celui qui l'empêche de "garder" Peter pour lui tout seul. C'est pourquoi "cette espèce de triangle" ainsi formé ne peut pas tenir car les tensions sont trop nombreuses, et dans ce milieu clos, coupé du monde extérieur, la violence reste la seule option après le drame.
Meilleur ami / Meilleur ennemi est la confession d'un jeune homme de son temps embarqué dans une histoire dont il n'a pas d'emblée saisi le danger potentiel, et qui, du fond de sa cellule, cherche à faire comprendre l'origine de son geste.
"La fin du monde, ce sera peut-être comme ça. Un instant, juste un seul, pour comprendre que le monde touche à sa fin, périclite une bonne fois pour toutes- oui, c'est fini, donc... à quoi bon ?"