vendredi 18 novembre 2016

Une Epouse presque parfaite ! Laurie Colwin

Ed. Le livre de Poche, janvier 2007, traduit de l'anglais (USA) par Anne Berton, 349 pages, 6.6 euros.
(Première édition chez Autrement en 2004)
Titre original : Family Happiness


Polly a tout pour être heureuse : de l'argent, un mari qu'elle aime, deux beaux enfants, un métier qui la passionne alors qu'elle n'est même pas obligée de travailler. Polly est la  fille de Wendy et Henry Sr Solo-Miller, couple issue de la grande bourgeoisie new-yorkaise, enfermé dans des principes éducatifs et familiaux rigides. Elle s'est mariée avec Henry Demarest, brillant avocat en devenir, qui partage avec elle les mêmes valeurs familiales.
"Le foyer que Polly avait fondé avec Henry Demarest ressemblait beaucoup à celui de ses parents. Quoi de plus normal : Henry, qui venait d'une famille de Chicago similaire aux Solo-Miller, partageait avec Polly la même notion du confort, de l'ordre, et de la façon dont la vie doit être vécue. Ils croyaient à l'harmonie, à la générosité, et à une profession à haut niveau de responsabilité.
(...) Leurs quelques désaccords étaient de ceux qu'ont les gens bien assortis".
De fait, Polly conçoit la famille et son couple à travers le prisme de son éducation. Son quotidien n'est que recherche de la perfection. A force de vouloir exceller en tout, elle se perd et ne s'y retrouve plus.
"Son désarroi l'effrayait. Ce n'était pas parce qu'elle était tombée amoureuse de Lincoln. C'était ce que révélait le fait qu'elle s'autorise à tomber amoureuse : tout allait de travers".

La brèche, c'est son amant, Lincoln. Il est le premier pas de côté dans une vie construite en ligne droite. Pourtant Polly adore son mari Henry, mais depuis quelques temps, il est tellement accaparé par son travail d'avocat, qu'il néglige sa femme et ses enfants. En proie à un fort sentiment de solitude, incapable de se confier à sa mère ou à une amie, elle a cédé au charme de ce peintre solitaire et charismatique qui, lorsqu'il est à ses côtés, prend le temps de l'écouter et de l'aimer.
"Tu détestes toujours quand je dis ça, mais je me sens indigne. Ne sois pas fâché. Ma famille attache beaucoup d'importance au droit chemin. Ils croient à ce qui est bon et vrai.
- Pardonne-moi de dire ça, mais ils croient à ces choses ; toi, tu es réellement bonne et vraie. Ca me rend fou qu'ils ne sachent rien de toi. tu les laisses t'étouffer.
- Ils ne m'étouffent pas tant que ça puisque je peux venir près de toi. Je suis là dans ton lit, tout près de toi. Tu fais de moi une femme déchue".

Mais Polly est une cérébrale qui se sent prise dans la tourmente. Incapable de faire un choix car un divorce serait très mal vu par la famille Solo-Miller, la jeune femme se sent d'autant plus perdue qu'elle aime autant son époux et son amant. Désormais, il lui faut organiser son quotidien en fonction de ses deux amours.
"Après tout, l'engagement d'Henry envers elle était central, tandis que Lincoln ne pouvait pas la supporter plus de quelques heures d'affilée. Elle était mortifiée d'avoir tant besoin d'attention, mais elle n'arrivait pas à résister. Elle en manquait trop".
Alors qu'elle est sur la voie de l'acceptation de sa nouvelle double vie, elle se laisse envahir par un sentiment de révolte vis à vis des siens. Chez Polly, la révolte s'apparente à un tourbillon dans un verre d'eau, mais dans sa famille très bourgeoise, s'opposer à sa mère ou à sa belle-sœur qui envisage sa grossesse gémellaire comme une expérience initiatique, est tout à fait inédit. Or, notre héroïne presque parfaite doit en passer par là pour enfin ne plus avoir l'impression d'être l'ombre d'elle-même et avoir l'impression d'exister pour ce qu'elle est. Mais, qui est-elle vraiment finalement ?

Une Épouse presque parfaite est un roman psychologique qui entre dans le cerveau tourmenté d'une femme tiraillée entre la bienséance et ses aspirations. L'arrivée d'un amant, qui plus est artiste, est une mini-révolution  qui frise avec l'événement dramatique.
"Lincoln était une poussière dans son œil, l'élément qui détonnait. Elle souhaitait désespérément faire fonctionner à nouveau sa vie, à la façon régulière, calme et joyeuse qui avait été la sienne. Elle voulait récupérer sa vie".
Laurie Colwin écrit avec une grâce immense le conflit intérieure de cette femme qui a construit brique par brique un édifice familial qu'elle craint désormais de démolir à cause d'un adultère.
"L'amour de Polly pour Lincoln était divisé comme un diagramme en secteurs ; une partie gratitude, une partie douleur, une partie restauration, et une partie pure désir, ainsi qu'un désir d'amitié. D'une semaine à l'autre, les proportions changeaient".
Pudiquement, Polly est une femme perdue, seule, en proie à une perte de repères et d'angoisses qu'elle est incapable de juguler. On pourrait se dire "pauvre petite fille riche" lorsqu'on lit cette narration peu encline à l'action et aux rebondissements, mais on se tromperait de sujet. Car Une Épouse presque parfaite est avant tout le récit d'une rébellion domestique riche en émotions.
"La vie de famille est un dérivatif ; elle donne à tout le monde quelque chose à faire. Elle absorbe la tristesse et éponge la solitude. Elle fournit du travail, de la compagnie et de la distraction. Elle occupe les oisifs et permet à un esprit anxieux de se cacher dans un giron accueillant".
Alors, pourrait-on dire que ce roman est féminin ? Oui, sans aucun doute, tant la lectrice se retrouvera forcément dans les multiples descriptions des humeurs intimes de cette chère Polly, mais c'est avant tout une analyse limpide de la haute société américaine.