vendredi 14 octobre 2016

La Couronne verte, Laura Kasischke

Ed. Le Livre de Poche, traduit de l'anglais (USA) par Céline Leroy, mai 2010, 224 pages, 5.70 euros.
Titre original : Feathered

Cauchemar éveillé



Il est arrivé quelque chose de grave, le lecteur le sait dès le premier chapitre de ce roman choral à deux voix qui donne la parole à deux amies depuis la maternelle, Michelle et Anne. Elles ont en commun d'avoir des mères possessives, à cheval sur les principes et hyper stressées au point de voir le danger partout.
"Elle évoqua l'idée de confiance et de saine méfiance. De l'équilibre entre angoisse et prudence. Entre timidité maladive et vigilance. Elle expliqua qu'être femme représentait un défi. Qu'il n'était pas simple non plus d'être la mère d'une fille, d'essayer d'évaluer ce qui relevait du danger potentiel et de la surprotection. Il fallait se montrer courageuse sans se poser comme victime. Apprendre la différence entre la peur et la précaution".
 En plus, Anne n'a pas de père, sa mère ayant préféré avoir recours à un donneur anonyme plutôt qu'à vivre une histoire d'amour avec un homme qui la décevrait un jour ou l'autre de toute façon...

Anne et Michelle sont des élèves modèles. Depuis quelques temps, Terri s'est jointe au duo. Elle est plus délurée, plus joyeuse aussi. Alors, quand elle propose un voyage de quatre jours au Mexique à la place de la croisière aux Caraïbes, le projet plaît car il va à l'encontre des attentes de leurs mères. Le Mexique, c'est l'aventure, c'est rencontrer des garçons de leur âge, boire, faire la fête et se prélasser au bord de la plage. A cette période de l'année, juste avant la remise des diplômes, les hôtels mexicains deviennent des lupanars à ciel ouvert...

Sept heures de vol ont suffi pour mettre le pied dans un autre monde : le soleil est implacable, l'alcool coule à flot nuit et jour, les couples se font et se défont, et au loin, la couronne verte de la forêt garde son mystère. Alors que Terri s'adapte vite, Michelle et Anne observent encore les alentours, les sens en alerte, l'esprit rempli des recommandations maternelles. Alors quand un homme d'une quarantaine d'années au fort accent slave, un certain Ander,  accoste Michelle et lui propose de l'emmener visiter les ruines Mayas de Chichén Itza, La jeune fille accepte avec joie, tandis que Anne, interloquée décide de suivre le duo, plus pour protéger son amie que pour profiter du site.
"Et ce soleil !
Il projetait déjà cette auréole flamboyante alors qu'il n'était même pas encore tout à fait levé. Un dieu rayonnant.
Le reste ne constituait que de brèves interruptions dans l'existence d'un monde ancien ; les hôtels dans leur hauteur fragile. Les ados américains hurlant dans la piscine, allongés dans le hall d'entrée, penchés sur les balcons, profitant de la vie".

Ne jamais suivre un inconnu ; Michelle a balayé cette recommandation primordiale. La végétation luxuriante, les lieux envoûtants et la voix réconfortante de leur guide d'un jour la met dans un état second. Anne est sur le qui-vive. Pourtant Chichén Itza est un site touristique, il n'est jamais désert, mais le comportement de l'homme ne lui semble pas sain ; c'est forcément un violeur potentiel...
"Ici, vous êtes sur un territoire sacré, déclara-t-il en montrant la jungle d'un geste de la main. Celui du dieu Quetzalcoatl. Le Serpent à plumes, ça vous dit quelque chose ?"
(...)
Michelle trouvait que sa voix était aussi douce qu'un cours d'eau coulant sur des rochers. Il s'exprimait avec sérieux et simplicité. Elle aurait pu passer le reste de son existence à l'écouter. En plus, il ne l'attirait pas. Comment éprouver pour un homme aussi âgé le même genre de sentiments que ceux qui l'avaient poussée vers Dave Ebert".
(...)
Ander la prit par les épaules et la fit pivoter.
Elle en eut le souffle coupé.
La vue était aussi éblouissante que dans ses rêves les plus fous.
Le panorama se déployait jusqu'à l'infini.
Michelle pouvait embrasser le monde entier du regard. (...) Elle voyait l'éternité".
Alors, quand elle croise un trio d'adolescents de son âge qui, le hasard fait bien les choses, sont descendus au même hôtel qu'elles, c'est tout naturellement qu'elle leur demande de les ramener, car sa conscience lui dit qu'il faut à tout prix s'éloigner du trop gentil Ander.
"En dépit de cet environnement étrange, il se dégageait d'eux une familiarité réconfortante - quelque chose qui rappelait les garçons de mon lycée, ceux à côté de qui je m'asseyais en classe depuis quatre ans, ceux avec qui j'avais été à l'école primaire - le genre garçon du Midwest, costaud, un peu bête, inoffensif".

Laura Kasischke a construit son roman à rebours. Elle démonte tout : la construction narrative, les a priori, les certitudes aussi, et laisse l'étrange envahir les conscience des personnages et celle du lecteur. Peu à peu, on s'enfonce dans un monde onirique où le passé rejoint le présent, où les pratiques ancestrales viennent hanter ceux qui les découvrent. Le fantasme rejoint la réalité, et l'horreur est décrite en mode flashs, comme une lumière stroboscopique donnant l'impression d'images figées.
L'alternance de narration rend le suspens haletant, surtout que Michelle ne prend jamais la parole. Sa voix est celle d'un narrateur omniscient. Pourquoi ? Que lui est-elle arrivée ? Se demande-t-on dès le début du roman ? Dans un roman de Laura Kasischke, il faut toujours se méfier de la voie prise par le récit, car elle est souvent sans issue. Au dernier moment, elle bifurque vers un dénouement inattendu qui fait souvent froid dans le dos, et interroge le commun sur la perversité de la nature humaine.
Les lieux et l'intrigue se complètent, les personnages se révèlent au fur et à mesure, et la construction narrative est implacable, le tout traduit avec élégance par Céline Leroy qui a su préserver le rythme ensorcelant de la narration.
"Soudain, elle comprit ce qu'elles avaient cherché : quelque chose de puissant qui se charge de leur âme, une raison d'être en vie et, au bout du compte, une cause pour laquelle il vaille la peine de mourir".