jeudi 22 septembre 2016

The Girls, Emma Cline

Ed. Quai Voltaire, août 2016, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch,  336 pages, 21 euros

"Tu es là"



Quand on a quatorze ans, que votre meilleure amie vous rejette, que votre père est parti vivre avec sa maîtresse, et que votre mère tente d'apaiser son chagrin en s'investissant dans de nouvelles habitudes de vie New Age, rien ne va plus. Et si en plus, il ne vous reste plus que deux mois d'été pour profiter pleinement de votre liberté avant l'internat et la tête dans les bouquins, on sent qu'il est temps de vivre, d'accumuler le plus vite possible le maximum d'expériences inédites qui vous permettront par la suite de mieux supporter ce qui vous attend.
Evie Boyd est une adolescente souvent en retrait, privilégiant l'observation aux actes. Lors d'un après-midi de désœuvrement au parc municipal, elle s'attarde sur les agissement d'un groupe de trois jeunes femmes. Nous sommes dans les années 60, en Californie, et il n'est pas rare de croiser des jeunes gens cool de la mouvance hippie. C'est tout naturellement qu'elle est abordée par Suzanne, et c'est tout naturellement aussi que cette dernière l'emmène au ranch où elles vivent en communauté avec le charismatique Russell.
"Voilà ce que je voulais : une vague venue de nulle part, silencieuse qui allait de moi à Russell. A Suzanne, à tous les autres. Je voulais que ce monde soit infini".

Le Ranch est grand, mal entretenu ; ses occupants sont à l'image des lieux, mais tous semblent heureux, et surtout ils sont libres. Pour Evie, il devient un endroit de liberté, tout le contraire de ce qu'elle vit chez elle.
"Vu la quantité de temps qu'on passait chez soi, c'était peut-être ce qu'on pouvait espérer de mieux, ce sentiment d'un enclos sans limites, comme chercher l'extrémité d'un ruban adhésif sans jamais la trouver. Il n'y avait ni coutures, ni interruptions, uniquement les points de repères de votre vie, si parfaitement assimilés en vous que vous ne pouviez même plus les reconnaître".
Elle se sent acceptée d'emblée, même si elle perçoit un certain malaise quant aux mœurs pratiquées : Russell semble être le maître d'un harem ; il n'a qu'à choisir et justement il vient de découvrir Evie...
"Tu es là, dit-il. Comme s'il m'avait attendue. Comme si j'étais en retard".

Dès le début du roman on sait qu'un événement grave s'est passé. Evie est une narratrice posée, la quarantaine, qui se rappelle l'année de ses quatorze ans, et tente de mettre en perspective ce qu'elle a vécu au ranch qui pourrait expliquer l'épilogue sanglant. Suzanne était un modèle pour elle. Les autres l'acceptaient, l'écoutaient, la mettaient en valeur. En filigrane, on sent bien que cette belle communauté fonctionnait comme une secte, et comme toute secte, le nerf de la guerre est l'argent.

Emma Cline déroule les événements sans s'attarder sur le sordide. L'essentiel est ailleurs ; elle est dans la personnalité d'Evie, de sa perception des événements, de son recul aussi. L'amour qu'elle porte à Suzanne étouffe la lucidité qu'il lui reste.
"Il y a des survivants de désastres dont les récits ne commencent jamais par l'annonce d'une tornade ou le commandant de bord signalant un problème de moteur, mais bien plus tôt : ils soulignent qu'ils avaient remarqué l'étrange lumière du soleil ce matin-là ou un excès d'électricité statique dans leurs draps. Une dispute insignifiante avec un petit copain. Comme si le pressentiment de la catastrophe s'insinuait dans tout ce qui avait précédé".

The Girls est un premier roman envoûtant, maîtrisé en trois parties, jouant sur le passé et le présent. Il est le journal de bord d'une ado paumée qui a mis les pieds dans l'antichambre des Enfers en croyant être arrivée au Paradis.

"Mes yeux étaient habitués à la texture de la décomposition, et je pensais être revenue dans le cercle de lumière".