Ed. Folio Gallimard, réédition février 2015, traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch, 448 pages, 8.70 euros.
Titre original : Never Let me go
Never Let me go.... Ce refrain de la chanson de Judy Bridgewater résonne encore dans les oreilles de Kath, la narratrice, la trentaine, accompagnante de personnes malades au Royaume-Uni. Lorsqu'elle entend cette mélodie, c'est toute sa jeunesse qui revient en mémoire, et avec elle, les vieilles interrogations sur le sens à donner son existence.
Car Ruth et ses amis n'ont pas eu une enfance banale. Ils ont grandi dans l'institution d'Hailsham, une vieille bâtisse victorienne perdue dans la campagne anglaise. Là, aucune trace éventuelle de parents venant leur rendre visite de temps en temps, ou leur écrivant, mais des gardiens les surveillant de loin en loin, et des professeurs veillant à exploiter leurs qualités artistiques et à tester leurs aptitudes intellectuelles.
Dans cette institution, les enfants sont répartis en Juniors et Seniors dans les dortoirs, puis, lorsqu'ils ont atteint l'âge requis, quittent les murs pour vivre ensemble dans des Cottages.
Kath, ruth, Jimmy et les autres ne se sont jamais posé la question de la cellule familiale, puisque la notion de famille leur est inconnue. Ils ont grandi ensemble, et chaque mois, subissent ensemble les mêmes examens médicaux. Enfin, c'est toujours ensemble qu'ils se posent des questions sur l'après Hailsham et cette sensation envahissante qu'ils sont des êtres à part.
"Ça doit s'inscrire, car quand un tel moment survient, une partie de vous attend déjà. Depuis le très jeune âge, cinq ou six ans peut-être, résonne au fond de votre tête un murmure qui vous dit : 'Un jour qui n'est peut-être pas si lointain, tu vas savoir l'impression que ça fait'. Alors vous attendez, même si vous ne le savez pas vraiment, vous attendez le moment où vous vous rendrez compte que vous êtes réellement différents d'eux (...) C'est comme vous entrevoir dans un miroir devant lequel vous passez chaque jour de votre vie, et soudain, il vous renvoie autre chose, une image troublante et étrange."
La prose d'Ishiguro est aussi lancinante qu'un refrain. L'auteur prend son temps, pose les choses, et grandit avec la narratrice. Le temps, tout doucement, fait son oeuvre. Au fil des pages, un sentiment de malaise se met en place : quelque chose ne tourne pas rond à Hailsham...
Il faut attendre la seconde partie du roman pour que la vérité se dévoile. Les protagonistes sont adultes et sont autonomes. Néanmoins, ils ont gardé en eux ce sentiment d'appartenance à une expérience unique et ce qui se rapproche le plus de la famille. Kath est devenue accompagnante tandis que Ruth et Jimmy sont maintenant des donneurs, ce pour quoi ils ont été élevés. Mais, pourquoi eux ? D'où viennent-ils ? Tout un pan de mystères, qu'une théorie des possibles entretenue par la rumeur va dévoiler.
Auprès de moi toujours est parfois présenté comme un roman d'anticipation, bien qu'il s'inscrit dans l'Angleterre des années 90. Mais c'est la fameuse théorie des possibles entretenue par la rumeur qui projette le roman dans cette catégorie, alors que la trame narrative soulève des question éminemment contemporaines : la gestion de la solitude, l'influence de nos expériences de jeunesse dans notre comportement d'adulte, la valeur des liens d'amitié au fil du temps.
Kazuo Ishiguro tient le lecteur avec une intrigue peu banale servie par une prose envoûtante, entêtante qui livre les vérités à demi-mots, comme si l'atmosphère et l'évolution des personnages suffisaient à une compréhension d'ensemble.