mardi 23 août 2016

Yaak Valley, Montana, Smith Henderson

Ed. Belfond, août 2016, traduit de l'anglais (USA) par Nathalie Peronny, 500 pages, 23 euros.
Titre original : Fourth of july creek


Chemin de croix




Teanmile, Montana, 1980. En apparence, Pete Snow est un homme bien. Assistant social, il parcourt les vastes étendues de la Yaak Valley à la rencontre des familles défavorisées ou en perdition, pour vérifier à chaque fois si les enfants ne sont pas en danger. D'ailleurs, le roman commence par une de ses missions. Malgré ce à quoi il est confronté au quotidien, il tente toujours de trouver une once de sentiment maternel ou paternel chez ceux qui se contentent fort bien de n'être que des géniteurs et de laisser leurs petits dans un état déplorable. Il en est ainsi, Pete Snow est un incurable de l'empathie...
"Il y avait des familles dont tu t'occupais parce que c'était ton job ; tu leur venais en aide, tu mettais au point un plan d'action avec elles, tu passais voir si tout allait bien et tu les emmenais chez le toubib faire soigner leur foutue angine. Tu le faisais, point à la ligne. Et puis il y avait les autres, ceux pour lesquels tu avais choisis de faire ce métier".

Pourtant, sa vie privée est un véritable chaos. Il a fui sa femme Beth, alcoolique et infidèle, et lui a laissé leur fille Rachel, qui, du haut de ses treize ans, a décidé qu'elle n'avait plus besoin d'un père. Ce sentiment de rejet le conforte, car il se sent incapable d'assumer une ado en pleine révolte. Pete sent bien qu'il est lui aussi un acteur de cette société en perdition : il se terre dans une cabane isolée en lisière de forêt, boit à la limite du coma éthylique lorsqu'il retrouve ses amis, et rejette son frère Luke, recherché par la police. Comme ceux à qui il vient en aide, il possède un lourd héritage familial qu'il a du mal à gérer. Ils sont le miroir déformé de sa propre vie.
"Il attendit sous le halo bleu d'une enseigne de bière en regardant un vieil ivrogne dans un sac de couchage qui hurlait des insanités aux passants. Ce mec, c'est moi songea-t-il. Aux yeux des autres, rien qu'un vagabond de plus sur le trottoir, sans personne ni nulle part où aller".

Quand il croise le chemin de la famille Pearl, il se met en tête coûte que coûte d'être celui qui les réinsérera dans une vie "normale". Fondamentalistes religieux, les époux Pearl ont abandonné leur petite vie bien tranquille pour des campements austères dans la vallée, loin de tout, avec leurs cinq enfants. Là, ils attendent la ruine du monde moderne et la fin de la civilisation, tout en priant Dieu. Petit à petit, Pete réussit à se faire accepter par le père, Jeremiah Pearl, et le fils, Benjamin. Il espère à travers eux atteindre le reste de la famille, et vérifier que tout le monde va bien. Réussir cette mission devient une obsession. Rachel a fugué, on a perdu sa trace, et Pete culpabilise. Mauvais père sûrement, mais s'il réussit à sauver les Pearl, tout n'est pas perdu pour lui...
"C'est à travers des yeux humides, rouges et aux contours brûlés, comme s'il avait passé tout ce temps à regarder fixement un soleil blanc, que Pearl le voit enfin. L'homme est calciné de part en part, cautérisé, une cicatrice, et, pour toutes ces raisons, aussi familier que ce que voit Pete dans n'importe quel miroir. Pearl est Snow, et c'est lui-même et c'est tout le monde".
Dans le même temps, il s'embarque dans une relation amoureuse avec Mary, une collègue, au lourd passé.
"Elle est la preuve vivante que le pire est toujours certain. Que le monde n'a pas besoin de permission, qu'il ne cesse de se dépasser lui-même dans l'horreur".
Ce premier roman est un choc car l'auteur n'épargne rien au lecteur de la misère sociale rencontrée dans les tournées de Pete. L'isolement familial favorisé par les grands espaces du Montana ne fait qu'accentuer cette impression parfois de rencontrer des gens qui mènent une vie complètement parallèle entièrement tournée vers la survie.
Smith Henderson dresse le portrait d'un homme torturé, qui voudrait devenir ce qu'on appelle communément un homme bien, mais qui n'arrive pas à faire les bons choix pour mieux rebondir. Le Golgotha de Pete est Rachel, sa fille. Sa disparition dans les bas-fonds de Tacoma n'est que la confirmation, pour le travailleur social, qu'il n'a jamais été un père à la hauteur. Cependant, il garde une lueur d'espoir de la retrouver.
"Rachel finirait par l'appeler. Il s'en était convaincu. Il repensa à sa force de caractère et à la résilience qu'il avait observée chez elle ainsi que chez plusieurs gamins dont il s'était occupé. Des gosses qui avaient traversé des épreuves pires que l'enfer mais dont la force de caractère était restée intacte. L'ironie, la sagesse que certains d'entre eux avaient développée (...) Ces choses auxquelles il croyait parce qu'il le fallait bien, alors il s'y accrochait".

Alors comment concilier un métier où il protège des enfants, et sa vie privée qui n'est que ruines ? C'est tout l'enjeu de ce premier roman audacieux et réussi, sans fioriture, qui met constamment en balance ce qu'on est et ce qu'on aimerait être.