mardi 17 mai 2016

Treize façons de voir, Colum McCann

Ed. Belfond, mai 2016, traduit de l'anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre, 320 pages, 20.50 euros

Avancer



Selon Colum McCann la tâche de l'écrivain est de plonger dans le cœur humain, d'écrire en fonction aussi de ses obsessions personnelles. Parce qu'il a été victime d'une agression en juin 2014, l'auteur a composé ces cinq nouvelles en suivant le fil rouge de la violence. Violence aléatoire, forcément incomprise, car peut-on comprendre la violence, mais violence parfois salutaire pour que la victime puisse renaître et poursuivre son chemin.
Treize façons de voir nous parle d'empathie, en tentant de percevoir ce que ressent l'agresseur parfois, la victime souvent.

Comment croire en des lendemains meilleurs lorsqu'on a été meurtri dans sa chair, quand la vie tout à coup a été arrêtée ? Dans Le Traité, lorsque la sœur religieuse, au plus profond de la nuit, reconnaît son agresseur dans une émission télévisée, le poids des années n'a plus court. Elle se demande d'où lui est venue cette force de croire encore à Dieu et de continuer sa vie malgré la détention, la torture et les viols. Les blessures de l'âme sont indélébiles pourtant, mais elle négocie avec la vie et pardonne à son agresseur pour survivre.

L'esprit est vaillant, plus fort que le corps semble-t-il, et McCann développe ce postulat dans la première nouvelle éponyme du recueil, véritable court roman de plus de cent cinquante pages. Mendelssohn, vieil homme, juge à la retraite, personnage principal, peste sans arrêt. Son esprit est alerte, son raisonnement est vif, mais son corps l'abandonne peu à peu. Il est désormais dépendant d'une auxiliaire de vie, son reflet n'est que l'ombre de celui qu'il était, et il ne peut pas se voir dans la silhouette de son fils, gros homme suffisant, libidineux, et toujours en nage.
"Oh, brisez-moi ce corps, Sally, réduisez-le en morceaux, que je puisse me promener avec ce qui fonctionne encore, le cœur, la tête. Laissez-le reste quelque part".
Tout comme la religieuse, Mendelssohn va être une victime, et les policiers vont devoir dérouler les films des caméras de surveillance pour comprendre l'agression et retrouver l'agresseur. Il faut remonter le temps, se souvenir et croire peut-être que c'était mieux avant.

C'est ce que pense parfois, honteusement Rebecca, maman irlandaise d'un enfant adopté en Russie, sourd et victime d'alcoolisme fœtale. Son couple n'a pas survécu  au handicap. Désormais seule avec son fils, elle tente de garder la tête hors de l'eau, tout en se demandant aussi comment serait sa vie aujourd'hui sans cette adoption. Dans cette nouvelle appelée Sh'khol, l'expression "porter sa croix" prend ici tout son sens. Lorsque cet enfant disparaît, parti nager dans la mer d'Irlande, cette mère et traductrice de l'hébreu se dit que finalement il n'existe pas vraiment de mot pour désigner le parent endeuillé, comme si cette absence traduisait cette violence insupportable de devoir survivre à son enfant.


La vie est-elle un poème constamment en écriture ?
"Les policiers visionnent aussi les enregistrements des journées précédentes, au cas où ils trouveraient quelque chose dans les cycles temporels qui les propulsent vers un instant critique, déterminant - un hémistiche, un mètre, un enjambement ou une rime".
Treize façons de voir parle de violence mais ne laisse pas de côté la tendresse et l'espoir. ils paraissent dans des souvenirs, des échanges, des petits gestes. Ces histoires racontent des gens meurtris par la vie ou en plein bilan. A la fin de l'ouvrage, l'auteur écrit ceci :
"Il me semble parfois que nous écrivons notre vie à l'avance et que, d'autres fois, nous sommes seulement capables de regarder derrière nous. Chaque mot que nous écrivons est autobiographique, peut-être plus encore quand nous essayons d'éviter toute autobiographie.
Malgré tout ce qu'elle doit à l'imagination, la littérature prend des chemins inimaginables".
Le présent n'existe pas vraiment, seulement l'espace d'un instant. Toute notre vie n'est qu'un passé en perpétuel composition, même lorsque nous pensons à notre avenir :
"Et pourquoi les personnages foisonnent-ils dans le passé lointain alors que le présent est si plat, si soumis ? Faulkner ne disait-il pas que le passé ne meurt jamais, n'est même jamais passé ? Drôle de chose que le présent de l'indicatif. N'existe pas à proprement parler. A peine en sommes nous conscients qu'il s'absente, disparaît. Alors nous résidons continuellement dans le passé, quand bien même nous rêvons l'avenir".

Ces cinq nouvelles expriment avec force toutes les émotions humaines, des plus voyantes aux plus enfouies. Le cœur humain est sondé avec empathie, et la langue tente d'exprimer le plus justement ce qu'il ressent. En ce sens, la nouvelle est le format idéal pour exposer tout cela.