Souffrance
Quand la raison vacille, le corps flanche. L'un et l'autre sont étroitement liés. N'est-ce pas le cerveau qui dirige le corps ?
Cadre dynamique, mère, et compagne de Paul, A. a repris le chemin du travail après son congé maternité. Sauf qu'au bureau, tout est à refaire. Parce qu'elle est une femme, parce qu'elle est une mère, on lui fait bien sentir qu'elle n'est plus aussi disponible qu'avant, et donc peut-être moins performante. A force de vouloir prouver le contraire, A. sombre et Julie Moulin raconte cette chute en mettant en scène le corps de A.
"Le temps a passé. A. n'est pas devenue cette championne de triathlon que l'on aurait pu imaginer. Elle n'est qu'une femme pressée. Pressée d'accomplir toujours plus. Plus de quoi ? Je ne sais pas. Pas sûr que Camille le sache non plus".
Camille, le cerveau de A. ne va pas très bien. A force d'ordres contradictoires, de manque de sommeil et de contrariété, elle perd la boule. Les jambes, Mirabelle et Marguerite, qui portent A. depuis toujours, sentent bien qu'un drame se prépare. Elles s'inquiètent, tandis que Boris et Brice, les bras, s'agitent inutilement.
Trop de fatigue, d'angoisses professionnelles, et une mauvaise ambiance à la maison, ont eu raison de la santé de A. Elle vacille et s'effondre dans le hall de l'aéroport. Le corps a dit stop. Fin de la première partie. "Ça ressemble à un AVC - Arrêt de Vigilance de Camille".
Dans la seconde partie, A. est redevenue Agathe. Elle lâche pied ; elle décide d'écouter sa petite voix intérieure. Bref, il est temps d'être en accord avec soi-même et de mettre de l'ordre dans sa vie. Certes, elle a lutté pour se relever et prendre cet avion si important pour l'avenir de sa carrière, mais ses jambes ont refusé. Marguerite et Mirabelle ne la porteront plus tant qu'elle ne se sera pas reposée. Le corps a gagné, la jambe refuse de porter.
"Je me suis mise à hurler ; je hurle des choses enfouies qui viennent pêle-mêle. Mirabelle me somme de me calmer. Impossible. J'ai des choses à dire".
De la joyeuse cacophonie de départ inspirée par les membres d'Agathe qui parlent tous en même temps, le récit s'apaise au fur et à mesure de la prise de conscience de l'héroïne. Parce qu'elle a voulu tout gérer, et a cru pouvoir tout géré, Agathe s'est perdue. La mécanique se dérègle car l'esprit n'est plus aussi vif, aussi clair.
"Prisonnière de son corps, encore essoufflée d'avoir tenté de s'en échapper, Agathe halète. Ses narines frémissent, se gonflent et se vident ; l'air reste en suspens puis revient".
Pour s'en sortir, il va falloir qu'Agathe entreprenne "une observation minutieuse de son corps".
Jupe et pantalon se compose de deux parties très différentes. Alors que la première décrit avec humour le fonctionnement interne de notre personne en accordant la parole à chacun des membres, la seconde se dirige vers une focalisation externe. Agathe reprend le pouvoir peu à peu sur sa vie personnelle et professionnelle.
Corps et esprit ne font qu'un. C'est une cohésion parfaite, et cela depuis l'enfance, le tout raconté avec humour :
"Après trois ans d'existence, Camille réussit à donner une cohésion à l'Ensemble -A. et son corps. Chaque membre avait sa place. Aucune compétition acharnée, aucune animosité définitive ne les séparait. L'Ensemble formait un tout solidaire ; une émulation bénéfique le stimulait ; on pouvait enfin parler d'un esprit de corps".
Cependant, il ne faut pas oublier que ce roman pointe du doigt un problème sociétal majeur : les femmes, en entreprise, doivent toujours prouver leurs compétences contrairement aux hommes. Comme s'il fallait encore choisir entre être une mère et être un cadre dynamique. Comme quoi, les préjugés sur le sexe ont la vie dure :
" - Pourquoi nous enferme-t-on toujours dans des rôles ? demande soudain Agathe.
- Nous sommes des femmes, ma chérie, les membres inférieurs du corps social.
- Nous avons un vagin et des seins, mais il ne s'agit que de biologie.
- Notre corps, dit Claire, fait partie de notre identité.
- La représentation qu'on en fait nous aliène.
- Tout de suite les grands mots !
- Nous devrions nous réapproprier notre corps, déclare Agathe".