La vie est un théâtre
Lora Sander est une femme au bord d'un gouffre. Du haut de son perchoir, elle observe avec ses petites jumelles de théâtre la berge du fleuve qu'elle doit traverser pour atteindre le pays libre de Santarie.
Comédienne au Magic Théâtre dirigé par son mari Zuca, elle a dû fuir après l'arrestation de ce dernier. Son pays, l'Azirie, est une dictature, et il n'y a plus de raison pour elle d'y rester, surtout depuis que son fils unique Giorgio a rejoint la clandestinité en tant que combattant pour la liberté.
C'est donc seule que Lora prend la route. Seule, non, pas complètement, puisque son colt 45, offert jadis par son père, l'accompagne. "C'est mon colt maintenant qui est mon ange gardien", dit-elle à l'adresse du lecteur.
Car, Lora s'adresse directement à lui dans un long monologue, entrecoupé parfois de didascalies. Pourtant nous ne sommes pas dans une pièce de théâtre. La femme au colt 45 est un bien un roman, mais Marie Redonnet, en faisant de son héroïne une comédienne, a souligné le trait fictionnel en donnant à son texte une structure théâtrale. Alors, la cinquantenaire raconte ses aventures, se raconte aussi, jusqu'à se présenter :
"Il y a des rides sur le front et à la commissures des lèvres. La peau commence à se flétrir. Le teint a perdu son éclat. Le regard est grave et inquiet. Les traits du visage sont harmonieux, des sourcils épais, des lèvres charnues. L'expression est tendue. Cette femme que je ne reconnais pas, sans aucun fard, c'est moi."
Sur l'île de Santaré où elle échoue, on se rend bien compte que la liberté est un leurre. Elle doit sa survie à des combines et à des protections masculines du moment. Qu'ils s'appellent Manou ou Guido Rizi, ils sont subjugués par cette femme aux longs cheveux bouclés, encore coquette, contrainte de se construire une nouvelle vie. Esclave moderne de ses protecteurs, elle renonce aussi par obligation à son identité :
"Je suis sans papiers et donc aussi sans identité. Il n'y a aucune preuve que je suis Lora Sander. Personne ne peut en témoigner."
Comédienne, vendeuse de pizzas puis libraire, Lora se reconstruit. Sa vie est un théâtre :
"Grâce à Zuca j'accorde au théâtre la plus haute valeur. C'est pour cette raison que même quand je ne suis pas sur scène, je continue de jouer. Ma vie est une double vie."
Pendant tout ce temps, son colt 45 est resté près d'elle, dans une poche cousue à l'intérieur de son pantalon. Lorsqu'elle est obligée de s'en séparer pour survivre, elle y voit un signe du destin :
"Il ne suffit pas que j'ai vendu mon colt. Même absent, comme la jambe d'un amputé. Il continue de me faire du mal. Le cadeau de mon père ne peut être qu'empoisonné."
Sa rencontre avec Nina Pratz, la créatrice de l'Arche de Noé, bateau à vocation théâtrale, lui permet de se poser, enfin. Son passé avec son arme de mort s'estompe peu à peu. Lora tourne la page, retrouve ses habitudes de comédienne. Or, sur scène, rien n'est jamais terminé. Zuca disait que la vie est une tragédie grecque, elle, parle plutôt de drame moderne. Son colt 45 va réapparaître, mais pas dans ses mains. Il incarne le Deus ex machina de la tragédie et rend le dénouement possible.
"Le brouillard est tombé d'un seul coup. La barque dérive. Le courant l'emporte vers la mer. Tout est-il déjà fini pour moi? On ne veut plus rien que le brouillard. On entend au loin la corne de brume."
La vie de Lora Sander est aussi un roman. Les lecteurs deviennent les spectateurs de ses aventures en Santarie.
"La vie est un théâtre et chacun y joue son rôle" selon Shakespeare. Marie Redonnet fait honneur à cette vision de la société en proposant un roman éminemment théâtral, aussi fort dans sa structure narrative que dans son contenu. Son héroïne ne baisse jamais les bras, avance coûte que coûte, et rien ne peut l'arrêter.