mardi 1 septembre 2015

La neige noire, Paul Lynch

Ed. Albin Michel, août 2015, traduit de l'anglais  (Irlande) par Marina Boraso, 320 pages, 20 euros.

"Les portes noires de l'Enfer. "


En 1945, Barnabas Kane retourne sur sa terre d'origine, le Dornegal, en Irlande. Au début du siècle, il avait été envoyé en Amérique par sa famille, pays qui lui a permis de gagner sa vie dignement et où il y a trouvé une épouse, Eskra, d'origine irlandaise comme lui.
C'est donc marié et papa d'un jeune garçon, Billy, qu'il décide de se faire fermier. Or, même si ses voisins sont des taiseux, Barnabas est considéré comme un "faux-pays", car il a osé abandonner ses racines pour faire fortune ailleurs.

La neige noire est cette neige sale, repoussante, issue du mélange de pureté et de noirceur. Chez les Kane, la neige s'est mélangée aux cendres de l'incendie de leur étable qui a non seulement ruiné leur exploitation, mais aussi coûté la vie à leur homme de main, Matthew Peoples. L'aide du voisinage n'a rien pu faire. C'est toute la vie d'un couple qui s'écroule, avalée par des flammes dont on ne sait si elles sont ou non d'origine criminelle.

"Mon dieu, a dit un homme. Les autres sont allés voir avec lui. Tous pensaient qu'aucune bête n'avait survécu, mais une vision a frappé leurs yeux, des formes sombres et nébuleuses émergeant de l’étable, éclairées seulement par les flammes qui les dévoraient et les transformaient en silhouettes de cauchemar, plongées dans un étrange mutisme."

Barnabas a du mal à accepter cette déroute. Il refuse de vendre une partie de ses terres afin de se remettre à flots, s'attirant ainsi la colère d'Eskra. Naïvement, il croit à la solidarité de ses amis pour obtenir les matériaux nécessaires à la reconstruction de la ferme. Mais il se heurte à des gens de mauvaise foi qui finalement ne lui pardonnent ni son voyage ni sa réussite.
"Et puis il y a chez eux cette expression qui semble incrustée sur les visages, les regards insistants de la suspicion, comme un jugement biblique qui vous  déclare absolument étranger si vous n’êtes pas né sur ce sol."
Eskra paye aussi cette mentalité. Parce que née en Amérique de parents irlandais, elle n'est pas considérée comme un membre à part entière de la communauté.
Les silences et les non-dits envahissent la ferme des Kane et rendent l'atmosphère lourde de reproches. Le fils, Billy, préfère fuir le plus loin possible ses parents. Lui, déjà lourd d'un secret, devient hostile vis à vis de son père. Il ne supporte pas l'inertie qui semble envahir cet homme qu'il a toujours connu en mouvement, arpentant ses terres, fier de son labeur. Désormais, c'est la nature qui prend le dessus sur un Barnabas courbé, perdu, qui cherche une solution pour se reconstruire.
"Il serpente ses champs, trop engourdi pour remarquer ce qui change autour de lui, le jaillissement de verdure qui veloute la fourche des arbres, le lent soulèvement de la nature s'acheminant vers le printemps (...) Seul le préoccupe le cheminement de ses pensées, ce nœud qu'il tâche de défaire, ce long fil rattaché à sa colère assoupie."

Les fermes de Blackmountain sont abandonnées depuis la grande famine. Ruines à présent, les pierres abritent seulement les fantômes de ceux morts dans la misère. Seulement, pour Barnabas, elles sont la solution désespérée et gratuite de prendre un nouveau départ. Les rumeurs de malédiction sont racontées par les mêmes bouches qui disent de lui qu'il est le meurtrier de son homme de main et qu'il n'est qu'un "faux-pays". Il n'a plus rien à perdre, et surtout, il faut endiguer la marée mélancolique qui l'envahit:
"Un homme peut-il endiguer la marée par sa seule force, repousser l'implacable océan sans étoiles qui monte pour tout détruire?"
Obsédé par ce projet, il en oublie les tourments adolescents de Billy  et la détresse d'Eskra qui tente de lui faire ouvrir les yeux après que ses ruches ont été sciemment saccagées. Cette vie dans le Dornegal n'est plus pour eux. C'est un piège qui se referme lentement et aura raison de leurs vies.
"En levant les yeux du piège, il comprend que le monde qui était le leur a perdu son équilibre, qu'ils sont en porte-à-faux avec lui, avec cet ordre invisible qui a cessé d'être, et il ignore ce que cela signifie, comment ils en sont arrivés là. L'univers n'est plus qu'un maelström chaotique, la lumière le fuit en arquant brusquement ses rayons."
Néanmoins, le refus de la déchéance est le plus fort...

Paul Lynch raconte le destin d'un homme "braqué à contresens du mouvement de l'Histoire", qui va se heurter au mur de toute une communauté dont les yeux sont braqués sur lui, symbole exaspérant d'une réussite qui ne vient pas complétement de ses terres.
Quelles sont les véritables racines d'un homme? telle est la question qui est posée en filigrane de ce roman. Sont-elles dans la famille qu'on s'est construite, ou dans les terres dont on est issues?
La beauté des paysages, la nature qui reprend ses droits après un hiver rigoureux contrastent avec la violence des hommes et leurs cœurs lourds de reproches et de haine. Barnabas et Eskra auront-ils la force de rester sur les terres de leur ruine?
La neige noire est un récit violent, lourd de sens, dans lequel un homme va devoir choisir son camp pour survivre: celui de la nature entêtante ou celui des hommes hostiles et jaloux.
Maina Boraso propose une traduction dans laquelle chaque mot est pesé, chaque description mettant en évidence deux mondes qui s'opposent, préparant ainsi le lecteur à un épilogue à la hauteur de l'âpreté de son héros.

Coup de cœur.