jeudi 9 avril 2015

Ma mémoire assassine, Kim Young-ha

Ed. Philippe Picquier, traduit du coréen par Mélanie Basnel et Lim Yeong-Hee, mars 2015, 160 pages, 17 euros.

 Qui suis-je?


Avant son accident de voiture il y a vingt cinq ans, Kim Byeong-su avait une vie bien remplie de tueur en série, mais le plaisir de tuer s'est envolé après son opération au cerveau.
Depuis, il coule des jours heureux en compagnie de sa fille adoptive Eun-Hee jusqu'au moment où, l'année de ses soixante dix ans, on lui annonce qu'il est atteint de la maladie d'Alzheimer:
"Savoir que je peux mourir sans souffrir est ma seule consolation. Avant de partir pour l'au-delà je deviendrai complètement idiot au point d'ignorer qui je suis."
L'enregistreur vocal et le carnet de notes sont désormais les compagnons fidèles de son quotidien. Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas. Il se rend compte que sa mémoire est de plus en plus poreuse:
"Je ne sais plus où j'en suis. En perdant la mémoire, mon esprit perd aussi mon domicile."

Justement, c'est pendant une de ses promenades dans son quartier, qu'il repère un 4X4 inconnu dans lequel le conducteur lui semble étrange. Plusieurs fois il croise l'individu et comprend par la suite qu'il s'agit du petit ami de sa fille, un certain Pak Ju-Tae. La découverte de plusieurs crimes atroces  ne fait qu'augmenter la mauvaise impression que ressent le narrateur pour son futur beau fils. Dès lors, voyant en lui le tueur qu'il a été jadis, il décide de l'éliminer avant qu'il s'en prenne à Euh-hee, et que l'Alzheimer l'envahisse définitivement. De toute façon, il n'a pas peur de se faire prendre puisqu'il n'est plus vraiment lui-même:
"Pour moi, c'est ça, la prison ou la cellule d'isolement, un monde où l'autonomie de mon moi diabolique serait réduite à néant."

Ma mémoire assassine est une course poursuite contre le temps et la lucidité. Le narrateur est lucide quant à sa maladie, mais au fil du temps, il perd ses repères et ses certitudes:
"Les hommes sont prisonniers du temps. Et ceux qui sont atteints d'Alzheimer sont enfermés dans une prison dont les cellules rétrécissent de plus en plus vite. J'étouffe."
Tuer une dernière fois sera, dans sa logique intime, une dernière victoire de la raison sur la maladie. Il en arrive même à se considérer comme un "Œdipe inversé", car comme lui, il a tué son père:
"Oedipe le boiteux acquiert la maturité et la clairvoyance avec la vieillesse, mais moi, je redeviens un enfant."
Accéder à l'ignorance pure jusqu'à en perdre sa propre identité est un cauchemar éveillé. Kim Byeong-su, désormais incapable d'avoir une mémoire du futur, se réfugie dans le souvenir de ses meurtres. Au fil du temps, Eun-hee est de plus en plus perplexe quant à son comportement, le surveille, mais un jour, elle disparaît...

Kim Young-ha signe ici un polar diaboliquement efficace autant sur le plan narratif que par la réflexion qui s'en dégage. Le lecteur lit de très belles pages sur le rapport au temps, notamment dans la mythologie grecque avec Ulysse et Œdipe. L'auteur réussit à rendre humain un personnage qui revendique sa froideur d'âme. Malheureusement c'est la maladie qui le rend fragile, capable d'empathie.
Les chapitres rétrécissent au fil de la narration pour devenir des fragments de pensées. Les personnages secondaires d'abord très présents, s'effacent. Ils sont désormais des ombres qui se superposent et n'aident pas le narrateur à garder la lucidité qui lui reste. Et, dans les dernières pages, le lecteur est emmené vers une fin à la hauteur de son héros, diabolique et totalement imprévisible.

Ma mémoire assassine est un roman original, réussi, qui joue avec les nerfs du lecteur.