lundi 26 janvier 2015

Les premiers de leur siècle, Christophe Bigot

Ed.  de La Martinière, janvier 2015, 413 pages, 20.9 euros.

 Liszt, Ingres, Marie d'Agoult, George Sand, Lehmann, Delacroix, autant de noms réputés du 19ème siècle que nous croyons connaître, mais qui, si on s'y penche un peu, restent de parfaits inconnus. Pourtant, ces personnages ont vécu le grand siècle de la littérature, de la peinture et de la musique. Ils se connaissaient tous, partageaient les mêmes salons littéraires, et avaient en commun la même volonté d'incarner la référence dans leur domaine.
Christophe Bigot donne la parole à Henri Lehmann, peintre aujourd'hui oublié, élève du grand Ingres, et témoin privilégié de cette petite cour savante.
Fils d'orfèvre, Lehmann a quitté son Allemagne natale pour suivre des cours de peinture à Paris et parfaire ainsi son art. Celui qui se définit comme "un humanitaire et un citoyen du monde" devient l'élève modèle du cours du célèbre Ingres. Lorsque ce dernier rejoint l'Italie pour devenir directeur de l'Académie de France à Rome, Lehmann le suit. Par son entremise, il fait la connaissance de Marie d'Agoult, amie lointaine de George Sand, femme influente de la bonne société, qui a fait scandale depuis sa fuite avec le musicien Liszt. Le couple vit en bohème,entièrement voué à leur passion semble-t-il. Le jeune peintre est subjugué par l'aura de la jeune femme:
"Elle pratiquait l'art de la médisance avec un enjouement si contagieux et une exagération si finement tempérée par l'ironie et les précautions oratoires qu'après quelques réticences dues à ma morale un peu farouche et à mon inexpérience en la matière, je fus entièrement séduit."

Lehmann devient très vite un intime du couple au point de devenir le tuteur de leur dernier né,
Madame d'Agoult par Lehmann (Musée Carnavalet)
Daniel. Madame d'Agoult a l'instinct maternel inversement proportionnel à sa médisance. Elle ne vit que pour les potins du milieu littéraire, et travaille à être une personne influente et indispensable pour être introduit en société. Mais sous cet aspect mondain, se cache une femme au caractère inconstant, rongée par la jalousie, secouée de crises de larmes avec des symptômes récurrents d'insomnie, qui n'épargne pas Lehmann de sa méchanceté. Lui, le peintre en devenir, devient un défouloir, "un objet encombrant" dont on voudrait se débarrasser mais qu'on garde finalement pour d'obscures raisons:
"Est-il donc dit que je serais toujours ce parfait imbécile de qui l'on peut se jouer en toute impunité?"

Lehmann est un homme lucide, mais il refuse de sacrifier son amitié au nom de la maladie de son amie. Il préfère la considérer comme une femme abandonnée, blessée par la vie, jalouse, mais fière et altière, dont le seul salut est de briller en société:
" Ainsi, tout devait vivre, penser, bouillonner autour de la Comtesse, afin que la neurasthénie ne la reprit pas. Cette surenchère d'activité et ce souci de la gloire n'épargnaient pas la reine de la ruche. Elle avait tout misé sur la littérature."
Ainsi, la Comtesse d'Agoult écrit un roman Nelida, dont les critiques acerbes lui reprochant sa prose achalandée, narcissique et consternante par moment, auront raison de son influence tant recherchée jadis.

Lehmann a mis sa vie personnelle de côté, sans vraiment sans rendre compte. C'est Stendhal qui va lui faire prendre conscience qu'il est temps de vivre, ne plus être une ombre:
"- Quel âge avez-vous Lehmann?
  - Vingt-sept ans, répondis-je sans cesser de crayonner.
  - Comme c'est curieux. Je vois bien que vous êtes jeune. Vous n'avez pas un pli sur le front, et c'est à peine si vous commencez à vous dégarnir. Et pourtant, on dirait que vous portez le poids d'ans innombrables sur vos épaules."
Dès lors, le peintre s'éloigne de la Comtesse, voit Liszt de loin en loin, mais n'abandonne pas Daniel, qu'il juge "sacrifié sur l'autel des passions égoïstes" de sa mère.

Liszt par Lehmann
Christophe Bigot fait revivre avec un talent certain ce siècle qui a tant inspiré et produit de peintres, d'auteurs et de musiciens de talent. Au détour d'une page, on croise Balzac, George Sand, Delacroix, Sainte-Beuve, Victor Hugo, dévoilant ainsi à quel point le monde littéraire et artistique n'était finalement qu'un monde restreint dans lequel tous se connaissaient et tentaient de se servir de l'influence de l'autre.
L'auteur dresse un portrait très intéressant d'Ingres, personnage charismatique et définitif, à l'opposé de Madame d'Agoult qui, à force de médisance et d'hypocrisie, se perd.
Enfin, le narrateur esquisse un autoportrait très critique de sa personne, en se disant être une incarnation du Schlemihl , "cet être malchanceux qui a vendu son ombre au diable, vit dans la peur que son manque de consistance ne le fasse remarquer. Timide jusqu'au malaise, discret jusqu'à l'effacement, obsédé par son insuffisance, il n'est heureux nulle part."

Les premiers de leur siècle est un roman passionnant, très bien documenté, aux personnages forts et entiers, dont la narration très bien menée emmène le lecteur vers un épilogue à la hauteur du contenu.

Une très belle lecture à découvrir.