Dans le sillage d'une mouche...
Vous êtes vous déjà demandé si la mouche qui tourne autour de vous et vous agace avec son bruit incessant et son éternel va-et-vient dans la pièce, voyait finalement tout ce qui se passait chez vous, témoin improbable de votre intimité?
C'est en partant de cette possibilité que Laurent Quintreau signe un roman très contemporain sur notre société et la solitude que celle-ci engendre. En effet, le fil conducteur du récit est un diptère qui, dans la limite d'un immeuble Haussmannien parisien et de son voisinage très proche, vole de pièce et en pièce et devient, malgré elle, témoin de l'intimité des êtres humains qui y vivent.
Certes, le procédé n'est pas nouveau, car Wajdi Mouawad l'avait déjà utilisé dans son dernier roman Anima (Actes Sud, 2012) sans se cantonner cependant à la mouche, mais en faisant des animaux les témoins des scènes décrites. Ici, l'auteur raconte ce que l'animal voit à travers son regard pixélisé, et établit ainsi une galerie de portraits de personnages représentatifs du microcosme de la société dans laquelle nous vivons.
Les allers-retours sont fréquents et révèlent l'évolution ou non de celle ou celui que la narration avait mis de côté à un chapitre précédent. Dès lors, "la réalité ne cesse de se distordre tandis que les esprits humains s'entrechoquent avec fracas."
Déjà, le roman s'ouvre sur une scène insoutenable à l'échelle des insectes: Alexandre Adami, dont le lecteur averti comprendra vite qu'il est schizophrène et génial, entreprend, sous un globe de verre, de mettre au combat un frelon d'Asie avec une mante religieuse. Cette scène symbolise en elle-même tout le roman: cette violence larvée et pourtant visible si on se pose et si on regarde de plus près ce qui se passe derrière la porte.
De ces mini-voyages, la mouche accumule des instantanés de vie et s'imprègne de la solitude des habitants. Elle croise la route d'une boxeuse qui, pour se donner du courage, se souvient de tous les meurtres crapuleux, d'un homme incapable de faire le deuil de sa mère et à l'initiative d' une étrange métamorphose, ou de la famille d'Alexandre, cadres à la cinquantaine dynamique, cachant leurs regrets et leurs appréhensions sur un avenir devenu soudain incertain, sans pour autant se soucier outre mesure de leur fils en proie aux voix qui le hantent:
"La simple évocation de ces centaines de milliers d'instants passés en révèle la parfaite irréalité, ou plutôt l'extrême volatilité dont le tragique pourrait se résumer à une question, aussi triviale qu'universelle: comment toutes ces années avaient-elles pu filer aussi vite, de plus en plus vite, à mesure qu'elle vieillissait?"
Au fur et à mesure de la lecture, la mouche dessine des trajectoires possibles, apporte çà et là des atomes de vie rapportés de chez le voisin, des odeurs, des particules formant des mélanges chimiques inédits et indétectables:
"De ce glissement de terrain émergent d'autres mondes, d'autres trajectoires possibles, tandis que se cristallisent et se rigidifient des embryons de devenirs."
Mais, le temps passe et le diptère vieillit, tandis que les solitudes humaines grandissent au point parfois de flirter avec la folie. La réalité se fissure, les masques tombent, les événements se précipitent vers le tragique, alors que l'animal, toujours témoin de ce qui se prépare, cherche un endroit où pondre et assurer la pérennité de son espèce, peu enclin à compatir et prévenir de la chute finale. Ne sommes-nous pas, pour elle, "une légère modification de paysage dans l'Univers", autant que l'est pour nous "l'étouffement d'une jungle sous une autoroute ou la disparition d'une galaxie?"
Finalement, Laurent Quintreau nous invite à réfléchir sur notre statut d'humain, et entreprend de nous repositionner à l'échelle de la nature:
"Nous sommes des agrégats de flux et de matière en devenir, des agrégats d'univers qui s'épuisent en sédimentation, en cristallisation, en turbulences et en érosions."
D'ailleurs, ce positionnement nous est constamment rappelé par les titres des chapitres tels désagrégation, sédimentation, dissolution, prédation, entre autres.
En utilisant un angle d'attaque original, l'auteur fait de son lecteur le témoin des pensées les plus lâches, les plus intimes, les plus tristes d'un échantillon de la population dont les destins ne se croisent jamais. Si proches et pourtant si étrangers peut-on penser! Et ce n'est qu'une misérable mouche, être vivant de peu d'importance pour nous les Hommes, souvent détestée, qui établit la connexion entre eux, et se fait l'observateur impassible d'un microcosme qui s'effondre inexorablement.
Lecture très utile au regard de notre société actuelle.