mardi 10 juin 2014

Le ravin, Nivaria Tejera

Ed. La Contre Allée, collection La Sentinelle,  traduit de l'espagnol par Claude Couffon, 248 pages, février 2013, 18.5 euros

(Quatrième de couverture)

« Aujourd hui la guerre a commencé. A moins que ce ne soit il y a longtemps. Je ne comprends pas très bien quand les choses commencent [...] Pour moi qui ne sait pas penser, la guerre a commencé aujourd hui, en face de chez grand-père. » Ce seront les premiers mots lus et traduits par Claude Couffon pour Maurice Nadeau qui publiera en 1958, aux Lettres nouvelles, ce premier roman au ton inimitable, où dans les yeux d une enfant apparaît brutalement la guerre civile aux Canaries. Dès sa parution, la critique s enthousiasme et des personnalités comme Max-Pol Fouchet, Robert Sabatier, Elena de la Souchère, André Wurmer ou encore Geneviève Bonnefoy soulignent le caractère envoûtant du Ravin et la qualité de poète de sa jeune auteure qui n a pas son pareil pour rendre les atmosphères, les sentiments, et toutes les nuances qui forment la matière du récit. Hubert Nyssen, qui le rééditera en 1986 chez Actes sud, estimait que de tous les livres inspirés de la guerre d Espagne, Le Ravin était sans doute l un des plus fascinants et peut-être le plus singulier. 

 

Les premières phrases vous happent littéralement. Vous entrez dans l'esprit d'une gamine aussi violemment que la guerre est entrée dans sa vie, par la grande porte, dans la violence et la fureur.
La narratrice se cache avec sa mère, ses tantes, son frère Chicho encore bébé, et son grand-père désormais unique homme de cette famille. Car le père, journaliste et républicain, est recherché par les soldats de Franco qui viennent d'envahir les Canaries. A cause d'eux, les rues n'ont plus de noms, la ville est une ombre ainsi que ses habitants.
"La guerre, c'est un grand vacarme, si les coups de feu continuent, mes oreilles vont se déchirer", annonce la petite.
La violence des armes a eu raison de son innocence et de son enfance. Même si son père lui a rappelé qu'il fallait qu'elle apprenne "à regarder comme une petite fille", elle sait qu'elle en est incapable. Elle s'est forgée une carapace qui se durcit au gré du temps et des humiliations du quotidien: sa mère qui l'envoie quémander de la nourriture, ses camarades d'école qui se moquent de ses habits, la queue interminable pour entrevoir son père en prison...

Son grand-père, pour lui expliquer le lieu où était enfermé papa, avait dit: "la prison est une île". Depuis, la narratrice pense que la prison est partout. Ce n'est plus un endroit isolé :
"La prison est au fond, elle nous attend, elle est devenue notre maison, et peu importe que nous rentrions, puisqu'elle fait partie du corps de papa, puisqu'ils ne sont plus qu'un seul être".
Même si le patron continue de verser le salaire du père, la famille a du mal à survivre. A cela s'ajoute le manque d'informations, la peur continuelle de le voir basculer dans le ravin, lieu de sépulture pour les traîtres au nouveau pouvoir en place :
"Le Tanqueabajo est un ravin immense, couvert de végétation où l'on jette les cadavres des animaux et les ordures de toute la ville. Après les avoir tués, on les y abandonne et ils restent à pourrir là sans que leurs familles soient prévenues".

Les mois passent et celle qui vivait une relation fusionnelle avec son père, découvre la solitude, l'incompréhension et la dureté de la vie :
"Et maintenant, grandirai-je encore? Il me semble que je suis une grande personne. Une guerre peut empêcher les enfants de grandir quoique les enfants ne luttent pas, n'aient pas de prison et durent plus longtemps. Les enfants peuvent attendre".

Les Editions La Contre Allée  rééditent un texte magistral et abouti sur l'enfance et la guerre. Le récit est truffé de "fulgurances littéraires". Au fur et à mesure de la lecture, la guerre "s'apprivoise", devient "intérieure et mieux organisée". Le brouhaha et la violence retranscrits en début de roman deviennent plus sourds, plus insidieux. La famille de la gamine apprend à vivre au jour le jour. Elle apprend aussi la méfiance et le non-dit. Chacun devient une autre personne, aux antipodes de celle qu'elle était autrefois, car la guerre est passée par là :
"Nous commençons à sentir que nous devenons autre chose que nous-mêmes, l'ombre de nous-mêmes, une ombre rêche et inconnue".

Le Ravin est une pépite littéraire, un fragment sur la fin de l'innocence et une dénonciation virulente de la violence faite aux enfants. Et comme "il n'y pas de clarté sous l'oppression", ce livre dénonce aussi l'absence d'espoir en des jours meilleurs dans les petites têtes de ceux qui justement sont censés incarner l'espoir d'une nation.