mardi 24 juin 2014

REGARDS CROISES (8) L'angoisse du roi Salomon, Romain Gary

Ed. Folio Gallimard, janvier 1987, 349 pages, 6.9 euros


Regards croisés

Un livre, deux lectures. En collaboration avec Christine Bini 

 

  Vieillir? Quelle ineptie!


"Il avait pris depuis quelques années sa retraite du pantalon et il occupait ses loisirs à des œuvres de bienfaisance, car plus on devient vieux, plus on a besoin des autres."
Le il en question, c'est Salomon, jeune homme de 84 ans  qui engage le narrateur, Jean alias Jeannot comme homme à tout faire pour rendre de menus services. Car Salomon, célibataire endurci, philatéliste à ses heures, rend hommage à l'origine de son prénom: il passe son temps à manifester de l'attention aux gens de peu, à ceux qui tombent dans l'oubli:
"Il continuait à prodiguer ses largesses et à se manifester brusquement à ceux qui n'y croyaient plus, pour leur prouver qu'ils n'étaient pas oubliés, et qu'il y avait quelqu'un boulevard Haussmann, qui veillait sur lui."
Salomon est un bon samaritain, d'ailleurs une partie de son appartement renferme le standard de SOS bénévoles, l'équivalent de SOS amitiés (en mieux) disponible de nuit comme de jour...
Jean est d'abord fasciné par cette personnalité forte qui, hormis les signes de vieillesse physique indiscutables, refuse son statut d'octogénaire. Salomon refuse de vieillir tout court; la vieillesse est un concept sur lequel il ne vaut mieux pas s'attarder.  Par contre, la solitude est bien plus grave, voilà pourquoi il se tourne vers les autres et s'attache, sans relâche, à exprimer de la bonté par de menus cadeaux ou de petites attentions. Chuck, l'ami de jean, et spécialiste des aphorismes, dit de Salomon:
"le roi Salomon faisait du remplacement, de l'intérim, vu que le titulaire n'est pas là et il se venge de lui en LE remplaçant, pour Lui signifier aussi son absence."
En fait, le vieil homme veut surtout ne pas faire subir aux autres ce que lui a vécu, lorsque, enfermé dans une cave parisienne pendant trois ans pour fuir les rafles juives pendant la guerre, il n'a eu aucune visite, même pas celle de sa bonne amie de l'époque, Cora Lamenaire.

Cora Lamenaire, point faible de Salomon. Il refuse de la voir, mais l'a sauvée de sa condition de "dame-pipi" en lui achetant un appartement et en lui versant une rente confortable. Chanteuse réaliste des années 30, elle s'accroche à un reliquat de célébrité. Salomon dit d'elle qu'elle est l'incarnation d'une "ci-devant":
"Elles ont perdu leur jeunesse, leur beauté, leurs amours, leurs rêves, et quelquefois même leurs dents. (...) Elle faisait tourner la tête et maintenant plus une tête ne se tourne quand elle passe. Elle est obligée de montrer des photos de jeunesse pour se prouver."
Et, Jean, sensible à son charme passé, versé aussi dans ce qu'il appelle "l'amour humanitaire" ou "amour bénévole", cède et devient le gigolo de Cora. De toute façon, le jeune homme, adepte des définitions de dictionnaire, a trouvé que l'amour est "une disposition à vouloir le bien d'un autre que soi et à se dévouer à lui." Alors, qu'importe si Cora a 65 ans et lui 25! Qu'importe aussi, s'il se "sent dégueulasse" quant Cora se love contre son cou! Ses amis le chambrent, sa petite amie Nadine accepte, sans broncher, cette sorte d'amour en général.
Salomon lui, se moque.

"Quand on aime comme on respire, ils prennent tous ça pour une maladie respiratoire" se dit Jeannot. Mais les sentences de Chuck et la volonté farouche de Cora à ne pas vouloir accepter son âge ont bientôt raison de sa relation. Et puis, au départ, son objectif était de rapprocher Salomon et Cora, non pas de coucher avec elle...

L'angoisse du roi Salomon est celle de vieillir seul, ignoré de tous. C'est aussi l'angoisse de tout perdre. Alors, Salomon est un stoïque à sa manière:
"Le Stoïcisme, c'est quand on a tellement peur de tout perdre qu'on perd tout exprès, pour ne plus avoir peur. C'est ce qu'on appelle l'angoisse."

Salomon est donc un stoïque lucide et amusé. Jean est un jeune homme naïf au cœur tendre, et aux pensées sinueuses. Cora est une artiste oubliée, parfois pathétique. Les personnages secondaires qui gravitent autour d'eux sont succulents et ont le verbe précis. Les aphorismes de Chuck sont sans appel, les réflexions de Jean sont drôles, les colères de Salomon et sa volonté farouche de prouver qu'il n'est pas vieux témoignent de sa volonté de ne pas renoncer.
Les mots désespoir, mort, vieillesse sont bannis volontairement de ce formidable roman. La bonté suinte à chaque page, sous toutes les formes possibles. Mais la bonté a aussi un revers:
"l'expression de bonté est toujours un peu triste, car elle sait à quoi elle a affaire."
Romain Gary nous a offert un texte où il célèbre la vie, l'amitié, et s'acharne sans temps mort contre le temps qui passe, inexorablement.

L'article de Christine Bini sur son blog La lectrice à l'oeuvre.