Je reviendrai...
(...)
"- Pourquoi on déménage tout le temps,
- Parce que, toi et moi, on est embarqués dans la barque de Dieu, elle a répondu. "
Yôko et sa fille Sôko sont des nomades. Elles ne restent jamais dans la même ville plus d'un an, par choix. En effet, depuis que l'homme dont elle est "tombée amoureuse à s'en faire fondre les os" l'a quittée par obligation car il était dans "une situation désespérée à faire pitié un usurier", Yôko a préféré quitté Tokyo et vivre de ville en ville. Cet homme (dont on ne saura jamais le nom) ne sait même pas qu'il est père. Pourtant Sôko a grandi dans son ombre, idéalisée par sa mère qui, douze ans après la séparation, ne doute pas encore de son honnêteté lorsqu'il lui a promis de la retrouver:
"Je reviendrai, je te promets, il m'a dit un après-midi très chaud de septembre. Je reviendrai, je te retrouverai. Où que tu sois, je te retrouverai."
Enceinte, elle a quitté le confort douillet et sa vie avec Mr Momoï pour attendre inexorablement son bien aimé.
"Je ne veux pas me lier à un endroit où il n'est pas. Ce n'est pas là que je dois être" se dit constamment Yôko pour se justifier de son nomadisme. Sauf que Sôko grandit et vit de plus en plus mal ces multiples déménagements, ainsi que cette vie construite en fonction d'un homme invisible. Au fils des ans, la gamine vit chaque nouveau déplacement comme un drame: nouveaux amis, nouvelle école, nouvelles habitudes... Attendre le retour de l'homme qu'elle aime est le fil d'Ariane qui retient Yôko à ce choix de vie. A sa fille qui commence à douter de l'existence réelle de son père, elle réplique:
"Moi je n'ai jamais douté de lui. Il m'a promis de me retrouver. Qu'il me cherchera et me trouvera où que je sois, quoi que je fasse."
Alors, pendant que sa mère vit dans les souvenirs, la gamine tente de se construire un avenir. Au fils des ans, elle devient de plus en plus autonome et distante, au point que Yôko se rend compte trop tard que sa fille a une vie qu'elle ne connaît pas. Seulement Sôko n'est pas une fille indigne, elle surveille de près sa maman, la soutient malgré tout, fait en sorte qu'elle reste debout:
"Les cigarettes, les cafés et les chocolats sont son alimentation de base, le travail est son tranquillisant, papa est sa raison de vivre, et moi je suis sa joie et son trésor."
Ainsi s'écoule la vie de nos deux héroïnes, cette façon de "rouler sur des cailloux jusqu'à rencontrer papa." Mais, lorsque Sôko doit quitter le foyer maternel pour faire des études, tout se complique...
Ekuni Kaori nous offre un moment suspendu de la littérature, un roman à deux voix (la mère et la fille) qui apporte deux points de vue sur un sujet commun. Si différentes et pourtant si complémentaires, Yôko incarne celle qui a renoncée, qui a mis sa vie entre parenthèses pour l'amour d'un homme. Quant à Sôko, elle symbolise l'avenir, preuve réelle et quotidienne pour l'autre que son histoire d'amour fusionnelle avec son bien aimé disparu a bel et bien existé.
Sôko qui grandit, c'est le temps qui passe, le sentiment de perte qui s'annonce pour une femme qui justement a déjà connu ce sentiment et ne s'en est pas remise.
"La liberté ressemble beaucoup à la contrainte et il m'arrive de ne plus pouvoir les distinguer," constate Yôko. Attendre indéfiniment use sa personne mais pas son amour. Déménager est une fuite permanente, autant retourner sur les lieux où elle fut jadis heureuse!
Cette histoire est racontée de façon subtile. Le personnage fantôme du père prend de la dimension au fur et à mesure des pages. De plus, les personnages secondaires permettent d'interroger Yôko sur ses choix de vie. Ce roman sur l'attente et l'amour est traité de manière tout à fait original, sans jamais sombrer dans le maniérisme ou le mélodramatique. Il explique de façon simple comment, après une parenthèse inattendue et remplie de bonheur, l'être humain est capable de s'adapter et d'attendre que cette parenthèse se renouvelle et deviennent une véritable histoire à deux.