Pourquoi il faut encore lire Hervé Guibert (1955-1991)
Or, avant d’être très médiatisé, Guibert
écrivait depuis longtemps. Certes, son succès était plutôt d’estime,
mais lui, qui, tout jeune déjà se voulait être différent des autres,
avait déjà entrepris à travers son œuvre une vaste démarche de
transgression dans laquelle seule la vérité dans ce qu’elle a de plus
cru et de plus inavouable pouvait apparaître.
C’est pourquoi, il est judicieux de
mettre toute sa pudeur de côté lorsqu’on entreprend la lecture de ses
romans. En effet, Guibert considéra sa maladie mortelle comme « une
aubaine », un tremplin pour mettre en avant ce à quoi il travaillait
depuis toujours. Selon Martine de Rabaudy qui lui a consacré un article
dans l’Express du 6 décembre 2001, le sida « était l’expression
spectaculaire de son désir de mourir », désir omniprésent, et symbolisé
par les capsules de digitaline volées à sa grand-tante préférée.
Dès lors, se sachant condamné, l’écriture va devenir un élément essentiel et inhérent à sa survie : « si je n’écris plus, je me meurs », écrit-il dans son journal intime. Ce procédé devient le leitmotiv des trois œuvres considérées comme LE triptyque de ses années sida, dans lesquelles il incarne son propre personnage principal. A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, le Protocole Compassionnel et l’Homme au chapeau rouge dévoilent un auteur malade mais qui n’a pas perdu de sa verve habituelle. Le sida devient « le reportage de sa vie », voire un personnage à part entière.
« le sida est une maladie merveilleuse.
Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans
son atrocité, c’était certes une maladie inexorable, mais elle n’était
pas foudroyante, c’était une maladie à paliers, (…), une maladie qui
donnait le temps de mourir, le temps de découvrir le temps, et de
découvrir la vie ».
Sans cesse, Guibert opte pour une prose
provocante, parfois très crue. Mais lorsqu’il s’agit des mots, son style
devient plus doux :
« c’est quand j ’écris que je me sens le plus vivant. Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux ».
Il emploie ses nuits d’insomnie à
construire la trame de son prochain roman : « j’écris un livre, dans le
vide, je le bâtis, le rééquilibre, pense à son rythme général et aux
brisures de ses articulations, à ses ruptures et à ses continuités, à
l’entrebâillement de ses trames, à sa vivacité, j’écris mon livre sans
papier ni stylo (…) jusqu’à l’oubli ».
Albert Camus disait « il faut imaginer
Sisyphe heureux », par extrapolation, il faut imaginer Hervé Guibert
heureux, car l’écriture de ces trois dernières œuvres lui a permis de
remplir le contrat moral dans le rapport qu’il avait de sa conception de
la littérature. D’ailleurs, peu à peu, la maladie passe au second plan
pour ne devenir qu’un fait routinier. Et même si « le sida microscopique
et virulent, mange l’homme, ce géant », Guibert devient « un trompe la
mort » défiant cette dernière par l’écriture, symbole de survie.
L’épilogue, le lecteur le connaît car
Guibert va mourir des suites d’une tentative de suicide en décembre
1991, car la triste réalité va l’emporter sur le reste : « j’ai
l’impression d’être un éléphant ligoté, j’ai l’impression que le duvet
m’écrase et que mes membres sont en acier, même le repos est devenu un
cauchemar, et je n’ai plus d’autre expérience de vie que ce cauchemar
là ».
De l’homme qui ne veut plus se regarder dans une glace tant son
corps ressemble à celui « d’un vieillard de quatre-vingt quinze ans »,
il faut garder le souvenir d’un ange blond, très beau, immortalisé par
de multiples photos noir et blanc.
« Guibert crâne, Guibert défie, Guibert
gémit, toujours Guibert écrit » explique Martine de Rabaudy, mais c’est à
Arnaud Genon, dans un article publié en mars 2012, qu’on doit cette
conclusion :
Guibert « aura remis au goût du jour
cette idée que la littérature n’est pas une activité confortablement
bourgeoise et consensuelle mais qu’elle peut, voire même doit être avant
tout, une expérience fondamentalement existentielle ».
C’est pourquoi, plus de vingt ans après sa disparition, il est toujours utile de lire Hervé Guibert.