Alma editeur, octobre 2013 ,traduit de l'anglais (USA) par Myriam Dennehy, Alma Editeur,
octobre 2013, 283 pages, 29 euros
Les monstres humains ont toujours
été un objet de fascination. Dès l'Antiquité, Pline l'Ancien, dans son livre
VII des Histoires naturelles, consacrait à la tératologie (étude scientifique
des malformations congénitales) une partie importante, en répertoriant tous les
cas recensés dans les écrits grecs et latins.
Robert Bogdan n'est pas un
amateur. Sociologue de formation, il s'est imposé comme l'un des pionniers des
"disability studies" c'est-à-dire les sciences du handicap. Son
ouvrage ici présenté ne se veut pas être un catalogue des difformités humaines existantes ou ayant existé, mais
plutôt une analyse sociale complète du phénomène appelé Freak Show aux
Etats-Unis.
Pour certains, le Freak Show
s'assimile à une "pornographie du
handicap", un spectacle dégradant, mais qui a permis de "comprendre certaines pratiques sociales, de
retracer l'évolution du concept d'anormalité et de théoriser le regard que nous
portons sur la différence." Pour les autres, le phénomène ne renvoie
pas à un individu mais à une fonction qui lui est assignée dans le contexte de
sa monstration. En bref, le Freak est un individu portant une anormalité
physique et qui s'en sert pour vivre en l'exhibant publiquement.
Avec la fondation de l'American
Museum en 1840, le Freak Show va devenir petit à petit une véritable
institution. Il a même droit à une
définition:
"mise en scène d'individus présentant des anomalies physiques,
mentales ou comportementales, qu'elles soient réelles ou simulées, en vue du
divertissement ou du profit."
Désigné d'abord comme un
spectacle de raretés, ou un cabinet de curiosités, il exhibe trois types de
monstres: le monstre dit naturel, le monstre artificiel, et enfin le monstre
factice. Parfois, la mise en place d'un artifice est nécessaire pour rendre
crédible la monstruosité.
Ce genre de spectacles doit aussi
son succès à l'essor de la photographie. En effet, les Freaks étaient
représentés sur cartes postales. Les prises de vue étaient réalisées par un
photographe officiel, Charles Eisenman, qui recourait très souvent à la mise en
scène pour donner de la dimension au Freak qu'il photographiait…
Au 19ème siècle, le Freak Show
était un spectacle tout à fait fréquentable. Bon marché, il permettait aux gens
de classe moyenne de se divertir et de découvrir des curiosités, mais au début
du 20ème siècle, l'exploitation du handicap physique ou mental est remis en
cause. En effet, les individus exhibés ne sont-ils pas exploités finalement à
leur insu? Sont-ils vraiment d'accord de la mise en scène qui se joue autour
d'eux?
Robert Bogdan reprend une
expression usité par les spectateurs, à cette époque, sur ce divertissement:
"la promesse du dehors surpasse la performance du dedans."
Car force est de constater que le
bluff est devenu une culture: on invente de fausses biographies, de fausses
identités. On ajoute de l'exotisme à l'ensemble pour attirer le client, on
invente même des causes à la monstruosité: un choc traumatique durant la
grossesse par exemple. Ainsi, les idiots microcéphales deviennent des sauvages
de Bornéo, les hommes atteints d'hypertrichose sont qualifiés d'homme à tête de
chien, ou les individus souffrant d'acromégalie deviennent des géants.
Robert Bogdan ponctue son analyse
d'exemples célèbres et de photographies, permettant ainsi au lecteur de se
faire une idée de la dimension pathologique et sociale du phénomène.
Acquérant une réputation de plus
en plus sordide, le Freak Show "contre-attaqua" en donnant une
respectabilité à leurs salariés. Il fallait à tout prix chasser l'idée selon
laquelle le Freak était une victime potentielle, une personne exploitée dans
l'intérêt de banquistes peu scrupuleux. Dès lors, certains monstres célèbres firent
parti du bottin mondain. Ce fut le cas du général Tom Pouce , ou des sœurs
siamoises Daisy et Violet, stars du Music Hall. Parfois, même, ils gagnaient en
respectabilité, tels les siamois Chang et Eng, véritables bourgeois, ou bien,
il étaient photographiaient en costume d'apparat dans un véritable décor
victorien, avec leur famille.
Seulement, cette riposte n'eut
pas complètement l'effet escompté. Les progrès de la médecine, l'évolution des
mœurs, mais aussi, les nouvelles revendications des Freaks demandant légitimement
à être reconnus comme artistes, accéléra le déclin du Freak show. Les Freaks
factices comme les hommes tatoués, les charmeuses de serpents ou les
faux-sauvageons ne réussirent guère à inverser la tendance.
La fabrique des monstres est un
livre passionnant à plus d'un titre, car il pointe du doigt l'hypocrisie
généralisée de l'époque concernant l'opinion à porter sur ce phénomène. Même la
médecine ne savait pas trop quelle attitude adopter. Surtout, et Robert Bogdan
insiste plusieurs fois sur ce point, il ne faut pas considérer le Freak en tant
qu'individu mais en tant qu'institutionnalisation mise en scène dans les Freak
Show. En effet, il ne faut pas oublier que quantités de personnes atteintes de
malformation ou autre difformité ont mené une vie normale et ont fondé une
famille.
Enfin, la lecture de cet essai
permet de mieux saisir le contexte social de l'époque. Le Freak Show renvoyait
à une "représentation de soi, une
manière de se mettre en scène, un point de vue" face à ce qui n'est
pas normal et qui se voit. L'hypocrisie était peut-être moins présente.
Pour conclure, une anecdote: Otis
Jordan surnommé "l'homme grenouille"
par le Sutton Sideshow qui
l'emploie, en 1984, est interdit de spectacle suite à la plainte déposée par
une militante qui a dénoncée son exploitation, sans pour autant avoir pris la
peine d'en discuter avec lui. A cela, il explique à l'auteur:
"Ca me sidère. Comment peut-elle dire que je suis exploité? Bon
sang! Elle préférait peut-être que je vive des allocations?"
Alors, le Freak est-il un métier
finalement?