mercredi 9 octobre 2013

Monde sans oiseaux, Karin Serres


Editions Stock, coll. La Verte, 21 août 2013, 112 pages, 12,50 €

Étrange, inquiétant, fascinant 

 

 
Un village étrange, observé et étudié par des ethnologues, entouré par les eaux d’un lac qui gonfle un peu plus chaque jour, « une sorte de réserve : derrière les montagnes qui rapetissent, une vie urbaine âpre et polluée ferait rage tandis que nous, pêcheurs traditionnels, éleveurs de cochons mutants, nous vivions comme dans le passé ».
Ce nous, c’est la famille de Petite Boite d’Os, la fille du pasteur et les autres congénères, irréductibles gaulois qui ont résistés à l’appel de la ville après le Déluge qui a eu lieu et a transformé la géographie locale. Les habitants ont appris à vivre avec l’élément liquide : leurs rues sont désormais des tréteaux, les maisons colorées sont pourvues de roues afin qu’on puisse les sortir de l’eau en cas d’immersion, et pour prévenir une éventuelle famine, ils élèvent une race de cochons transgéniques, nageurs et phosphorescents !
« Les éleveurs de cochons essaient d’améliorer le marché en expérimentant diverses transformations : la fluorescence, pour commencer, grâce à des gènes d’anémones de mer. C’est plus pratique, l’hiver, pour les surveiller (…) pour économiser du terrain et leur éviter de se noyer, des gènes de lamantin rendent les cochons amphibies, aussi ».
Dans ce monde résolument liquide, éloigné de la ville où se concentrent toutes les infrastructures (hôpitaux, aéroports, industries), Petite Boite d’Os ne se souvient pas du temps où les oiseaux volaient dans le ciel. Les volatiles ont disparu depuis un temps indéterminé, occultant l’imagination des villageois vers un possible au-delà céleste. C’est comme si l’eau avait remplacé le ciel. En effet, le lac est un immense ossuaire, les eaux sont un linceul pour les défunts.
« L’eau s’assombrit, le fond du lac se couvre de cercueils dont les modèles changent par strates (…) Ce lac n’est qu’un immense cimetière liquide, des montagnes d’os dament son fond et craquent sous nos pieds palmés ».
Et c’est au sein de ce paysage que Petite Boite d’Os trouve l’amour en la personne de Joseph, surnommé par erreur « le cannibale ». Tous les deux s’aiment, vivent simplement, ont un enfant, Knut. Joseph, plus âgé que son épouse, a connu le temps des oiseaux. Mais cette époque-là n’existe plus depuis longtemps, ne reste que le temps qui passe, inexorablement :
« Les jours s’enchaînent. Collines humaines, montagnes d’énergie nous dormons, nous nous réveillons, nous mangeons, nous travaillons, nous nous occupons de notre bébé et nous mangeons et nous dormons et nous nous réveillons ».
Alternance des actes quotidiens, disparition de la ponctuation pour mieux insister sur le défilement des heures, des mois, des années…
« La vie est cyclique. La barbe pousse sur les joues de Joseph qui la rase, elle repousse. Il la rase, elle repousse. L’armée de poils perce la peau du menton et des joues de Joseph, me pique les lèvres quand je l’embrasse et m’embrasse. La vie est ronde. On se regarde, face à face. tellement près. On se connaît par cœur, on se redécouvre sans arrêt ».
Leur amour inaltérable défie le temps et les gens. Tant pis si les cochons envahissent le village, si les lapins commencent à muter eux aussi, si l’eau lèche de plus en plus les habitations, si les oiseaux ne volent plus. Ce monde c’est celui de Petite Boite d’Os, de Joseph et de leur entourage, celui où la narratrice est née, a grandi, a aimé, et dans lequel elle veut être immergée à sa mort :
« Combien de printemps ai-je vécu déjà ? Tout recommence, tout revit, tout sort de terre et s’offre au soleil de notre pays imbibé ».
Monde sans oiseaux est un récit sur le temps qui passe, « terriblement actuel », variation possible sur notre avenir, dans lequel l’eau a remplacé le ciel comme point d’horizon.
Premier roman où se mélangent avec grâce les champs sémantiques du conte et du roman contemporain. « Il paraît qu’autrefois » remplace le « Il était une fois », et plonge ainsi le lecteur dans une histoire originale et envoûtante, atemporelle finalement, aux paysages malmenés et inconnus, aux personnages à la fois si loin et si proches de nous.