Editions Stock, coll. La Verte, 21 août 2013, 112 pages, 12,50 €
Étrange, inquiétant, fascinant
Un village étrange, observé et étudié par des ethnologues, entouré par les eaux d’un lac qui gonfle un peu plus chaque jour, « une sorte de réserve : derrière les montagnes qui rapetissent, une vie urbaine âpre et polluée ferait rage tandis que nous, pêcheurs traditionnels, éleveurs de cochons mutants, nous vivions comme dans le passé ».
Ce nous, c’est la famille de
Petite Boite d’Os, la fille du pasteur et les autres congénères,
irréductibles gaulois qui ont résistés à l’appel de la ville après le
Déluge qui a eu lieu et a transformé la géographie locale. Les habitants
ont appris à vivre avec l’élément liquide : leurs rues sont désormais
des tréteaux, les maisons colorées sont pourvues de roues afin qu’on
puisse les sortir de l’eau en cas d’immersion, et pour prévenir une
éventuelle famine, ils élèvent une race de cochons transgéniques,
nageurs et phosphorescents !
« Les éleveurs de cochons essaient
d’améliorer le marché en expérimentant diverses transformations : la
fluorescence, pour commencer, grâce à des gènes d’anémones de mer. C’est
plus pratique, l’hiver, pour les surveiller (…) pour économiser du
terrain et leur éviter de se noyer, des gènes de lamantin rendent les
cochons amphibies, aussi ».
Dans ce monde résolument liquide,
éloigné de la ville où se concentrent toutes les infrastructures
(hôpitaux, aéroports, industries), Petite Boite d’Os ne se souvient pas
du temps où les oiseaux volaient dans le ciel. Les volatiles ont disparu
depuis un temps indéterminé, occultant l’imagination des villageois
vers un possible au-delà céleste. C’est comme si l’eau avait remplacé le
ciel. En effet, le lac est un immense ossuaire, les eaux sont un
linceul pour les défunts.
« L’eau s’assombrit, le fond du lac
se couvre de cercueils dont les modèles changent par strates (…) Ce lac
n’est qu’un immense cimetière liquide, des montagnes d’os dament son
fond et craquent sous nos pieds palmés ».
Et c’est au sein de ce paysage que Petite Boite d’Os trouve l’amour en la personne de Joseph, surnommé par erreur « le cannibale
». Tous les deux s’aiment, vivent simplement, ont un enfant, Knut.
Joseph, plus âgé que son épouse, a connu le temps des oiseaux. Mais
cette époque-là n’existe plus depuis longtemps, ne reste que le temps
qui passe, inexorablement :
« Les jours s’enchaînent. Collines
humaines, montagnes d’énergie nous dormons, nous nous réveillons, nous
mangeons, nous travaillons, nous nous occupons de notre bébé et nous
mangeons et nous dormons et nous nous réveillons ».
Alternance des actes quotidiens,
disparition de la ponctuation pour mieux insister sur le défilement des
heures, des mois, des années…
« La vie est cyclique. La barbe
pousse sur les joues de Joseph qui la rase, elle repousse. Il la rase,
elle repousse. L’armée de poils perce la peau du menton et des joues de
Joseph, me pique les lèvres quand je l’embrasse et m’embrasse. La vie
est ronde. On se regarde, face à face. tellement près. On se connaît par
cœur, on se redécouvre sans arrêt ».
Leur amour inaltérable défie le temps et
les gens. Tant pis si les cochons envahissent le village, si les lapins
commencent à muter eux aussi, si l’eau lèche de plus en plus les
habitations, si les oiseaux ne volent plus. Ce monde c’est celui de
Petite Boite d’Os, de Joseph et de leur entourage, celui où la
narratrice est née, a grandi, a aimé, et dans lequel elle veut être
immergée à sa mort :
« Combien de printemps ai-je vécu
déjà ? Tout recommence, tout revit, tout sort de terre et s’offre au
soleil de notre pays imbibé ».
Monde sans oiseaux est un récit sur le temps qui passe, « terriblement actuel », variation possible sur notre avenir, dans lequel l’eau a remplacé le ciel comme point d’horizon.
Premier roman où se mélangent avec grâce les champs sémantiques du conte et du roman contemporain. « Il paraît qu’autrefois » remplace le « Il était une fois
», et plonge ainsi le lecteur dans une histoire originale et
envoûtante, atemporelle finalement, aux paysages malmenés et inconnus,
aux personnages à la fois si loin et si proches de nous.