jeudi 17 octobre 2013

EUX, Joyce Carol Oates

 Ed. Points Seuil signatures, traduit de l'anglais (USA) par Francis Ledoux, octobre 2008, 649 pages, 12 euros

Eux, les autres, nous...

On compare souvent le roman Eux à l'Assommoir de Zola pour sa description de la misère et des taudis où vivent entassées les familles contraintes de se supporter à longueurs de journées, ou de fuir... La comparaison s'arrête là bien évidemment: pays différent, siècle différent, contexte politique différent ...
L'auteur situe essentiellement le récit à Détroit, le terminant d'ailleurs avec en filigrane, les émeutes de 1967.

Détroit est la ville dans laquelle Loretta Wendall a "atterri" avec ses enfants pour fuir sa belle-mère alors que le mari était parti combattre en Europe. De taudis en taudis, Maureen et Jules, puis Betty, tentent de grandir. Mais leur mère n'est guère un modèle social. Elle aime ses enfants comme une chienne aime sa portée, mais ne les supporte que lorsqu'ils sont loins. Et puis, après Wendall, mort des suites d'un accident à l'usine, elle est fort préoccupée par ses amours. Elle passe ses journées, lorsqu'elle ne travaille pas, à boire, fumer, et refaire le monde avec ses voisines et ses vieilles amies. Partant du principe que "les gosses reviennent. Ils reviennent toujours", elle accepte les absences de plus en plus fréquentes de Jules, l'aîné. Or, ce dernier fuit justement pour s'éloigner de la cuisine familiale, lieu de toutes les crises, et "côtoyer la réussite".
" Tout pouvait arriver dans cette cuisine. Il lui fallait se concentrer, tenir bon avant de filer à son travail de nuit(...) Il tremblait en pensant à l'avenir: à ce soir, au lendemain, et au véritable avenir. C'était l'avenir qui importait, non le présent. Ces minutes autour de la table pour le dîner, ces dix ou quinze minutes qu'il devait passer, n'étaient qu'une étape sur le long chemin menant à l'avenir, un avenir qui serait une bonne surprise, il n'en doutait pas."

Confiant, débrouillard,il arrive même à envoyer de l'argent à Loretta. Pendant ce temps, sa sœur Maureen se morfond auprès de sa mère. Elle aussi voudrait partir ; "je pourrai bien être n'importe où plutôt qu'ici" se dit-elle mais sa louve de génitrice ne l'entend pas ainsi. Dès lors, elle va sombrer pour se détacher d'Eux, les siens qu'elle aime pourtant mais qu'elle désire si ardemment quitter.

Eux c'est à la fois la famille Wendall, l'incarnation de la pauvreté, ceux que les gens riches ou éduqués montrent du doigt, ceux qui intriguent tant les "gens bien-pensant". Mais, aux yeux de Loretta Wendall, Eux ce sont les Noirs, les nègres les appelle-t-elle, les responsables de tous ses maux: "tous ces nègres vivent de l'Assistance publique, pourquoi pas moi? Nous? Que tout le monde aille au diable."

Ce roman décrit les efforts de Jules et Maureen pour sortir de leur milieu et réussir leur vie. Maureen "la silencieuse, "la fille à la triste mine", se réfugie à la bibliothèque,se bat contre sa condition prédéterminée et contre elle-même, tentant de donner "une forme" à sa vie sans bien savoir ce que cela veut dire. Jules lutte contre "la terre charnelle", préférant se voir comme "un pur esprit luttant pour se libérer du bourbier de la chair", prédisposé à un avenir radieux.

On se chamaille, on s'insulte, on se fuit mais on s'aime à sa façon au milieu des galères, des trahisons, des crises.
Jules pense: "ma vie est une histoire imaginée par un fou." Pas si sûr...En tout cas, elle est racontée d'une manière magistrale et addictive faisant d'Eux, un des nombreux romans incontournables de Joyce Carol Oates.