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C’est
en plein cœur du vieux Lille, au café Morel, ancienne bonneterie
transformée en brasserie il y a trente ans, que Fanny Chiarello m’a
donné rendez-vous. Dans un décor atypique de bric et de broc, en buvant
un thé, nous avons parlé de son œuvre, de ses inspirations, de son
angoisse quant à sa prochaine émission télé. Bref, une belle rencontre !
Virgine Neufville : Lorsqu’on lit Holden mon frère (Ecole des Loisirs, 2012) et Prends garde à toi (Ecole des Loisirs 2013), on se rend compte que les héros de ces romans sont antithétiques ; est-ce voulu ?
Fanny Chiarello : Oui, tout à fait. Je voulais que Louise, l’héroïne de Prends garde à toi, soit le miroir opposé de Kevin Pouchin, le jeune homme de Holden, mon frère.
Alors que Kevin est issu d’un milieu simple où la culture se résume à
la téléréalité, Louise baigne dans les livres depuis qu’elle est petite,
mise sur un piédestal par ses parents. Ainsi, il y a une volonté
assumée d’écrire contre un certain déterminisme social. Le personnage de
Manon, dans Prends garde à toi, renforce ce vœu.
Virgine Neufville : Kévin Pouchin découvre la littérature avec L’attrape-cœurs de Salinger, et Frankie Adams de Carson McCullers. Etait-ce vos livres de chevet adolescente ?
Fanny Chiarello : Non,
je ne me souviens pas les avoir lus, mais il était important pour moi
que les livres-référence cités ne soient pas des romans pour adolescents
mais des romans traitant de l’adolescence.
Virgine Neufville :
A la lecture de votre œuvre, que ce soit en littérature générale ou en
jeunesse, on distingue deux thèmes récurrents qui semblent vous
« hanter ». Il s’agit du rapport au monde qui nous entoure, ou comment
trouver sa place malgré les désillusions de la vie. Le second traite du
pouvoir des mots. Qu’en pensez-vous ?
Fanny Chiarello : C’est
exact, ce sont des thèmes que je considère comme fondamentaux et
complémentaires. C’est pourquoi ils jalonnent depuis longtemps mes
écrits. Ainsi, Nora, l’héroïne deL’éternité n’est pas si longue,
réorganise le monde qui s’éteint en écrivant dans ses carnets, tout
comme Carlotta Delmont qui propose sa propre interprétation des
événements en rédigeant un journal intime. Il est important d’aller
au-delà de la clarification de la pensée.
Virgine Neufville : Si je peux me permettre, la conclusion de Holden, mon frère, prononcée par Kevin Pouchin, fait résonance à vos propos : « Rien
ne peut me résister si je l’enveloppe de mots ; ces mots que j’ai pris
goût à enfiler me donnent un réel pouvoir, ils trouvent un écho dans le
monde qui nous entoure ».
Fanny Chiarello : Oui, c’est cela ; les mots sont bien réels et donnent corps au monde qui nous entoure.
Virgine Neufville : Justement, pour revenir au roman L’éternité n’est pas si longue
(Edition de l’Olivier 2010/éditions points Seuil 2013), vous présentez
un monde qui s’éteint, touché par une pandémie de variole. Pourquoi ce
sujet ?
Fanny Chiarello : La
variole est un fantasme universel. Je me souviens qu’en 2001, après les
attentats du 11 septembre, j’avais lu un article qui expliquait que les
états réactivaient la production des vaccins antivarioliques en vue
d’une éventuelle attaque terroriste bactériologique. Ainsi, j’ai créé un
personnage fort, Nora, révoltée et fragile à la fois, vivant dans une
ville ravagée par l’épidémie.
Virgine Neufville :
Peut-on y voir une métaphore de la crise ou simplement une version
moins « trash » de la fin du monde comme celle présentée par Cormac Mc
Carthy par exemple ?
Fanny Chiarello :
Pourquoi pas ! En y réfléchissant bien, la variole peut être aussi une
image du capitalisme et du consumérisme à outrance. Quant à La Route
de Mc Carthy, je l’ai lu, le roman m’a bouleversée mais je ne voulais
en aucun cas proposer un cas de figure extrême, d’où une fin que j’ai
désirée résolument ouverte…
Virgine Neufville : Comme celle d’Une Faiblesse de Carlotta Delmont (Editions de l’Olivier, 2013) d’ailleurs !
Fanny Chiarello : Oui,
Carlotta, à la fin du roman a le choix de répondre à une invitation et
retourner « à la lumière », ou rester dans l’anonymat. C’est à elle ou
au lecteur de décider.
Virgine Neufville : Carlotta Delmont c’est un peu l’Emma Bovary de l’Opéra. Qu’en pensez-vous ?
Fanny Chiarello :
Carlotta n’existe que sur scène ; elle se sent plus vraie sur scène que
dans la vraie vie. Lorsqu’elle ne chante pas, la vie n’est pour elle que
désœuvrement. Son pygmalion, Gabriel, le sait bien, c’est pourquoi,
avant sa disparition, il acceptait « ses absences », son caractère
exalté.
Virgine Neufville :
Lorsque Carlotta revient, après deux semaines de disparition, c’est une
femme aux cheveux coupés au carré qui se montre au public. Etait-ce
pour bien marquer « la perpendiculaire » prise dans sa vie bien réglée ou simplement le désir d’être à la mode ?
Fanny Chiarello : C’est
plus complexe que cela, car la révolte de Carlotta ne peut pas être
fondue dans un mouvement comme celui des femmes dans l’entre-deux
guerres. L’action se situe en 1927, juste avant le krach boursier de
1929…
Virgine Neufville : Juste avant la fin d’un monde en quelque sorte…
Fanny Chiarello : Oui, encore une fois (sourire) ; la fin du monde ou d’un monde c’est surtout un retour à l’égalité ; c’est fondamental.
Virgine Neufville : La structure protéiforme de votre dernier roman, est-elle en adéquation avec le personnage de Carlotta ?
Fanny Chiarello :
C’était une évidence pour moi ; j’ai écrit ce roman en quatre mois,
« dans la rage », alors que pour mon roman précédent il m’avait fallu
beaucoup plus de temps. La structure de mon texte détermine le caractère
de Carlotta, sa nature, son tempérament exalté ou sa faiblesse
psychologique. Bref, elle permet d’ouvrir la fin.
Virgine Neufville :
Pour conclure, cela va peut-être vous paraître un peu curieux, mais en
relisant votre œuvre, une phrase m’a particulièrement marquée : « Quand
rien ne semble plus faire de sens, j’ai toujours le même élan, je pense
à danser. Comme si, quand il n’y avait plus rien à faire, il ne me
resterait plus qu’à danser » (L’Eternité n’est si longue). Personnellement, je trouve que ce passage fait écho à un roman japonais, Danse, danse, danse
de Haruki Murakami, dans lequel le héros, lorsqu’il ne trouve plus
d’explication rationnel à ce qu’il vit, se met à danser. Y a-t-il un
lien ?
Fanny Chiarello : C’est
marrant car j’ai lu ce roman bien après la parution de mon livre d’où
est extraite cette phrase, et je me suis dit que cet auteur et moi
avions sûrement la même réflexion au sujet de la danse. En effet, pour
moi, voir des gens danser m’a toujours fascinée. La danse est selon moi
une activité en dehors du sens commun, un langage universel, une union
contre la mort en marche. Nora danse pour se recentrer, et elle danse
dans la maison où elle vit avec ses amis, baptisée Soccoro (en hommage
au lieu où se trouve le Very Large Away télescope).
Virgine Neufville :
Donc on peut faire un parallèle entre la maison Socorro et l’Hôtel du
Dauphin chez Murakami ? Selon lui, ce lieu est particulier, car il
écrit : « C’est ici que tout commence, et que tout finit. C’est ton
lieu ici. Et ça ne changera pas. Tu es relié à ce lieu. Et ce lieu est
relié à tout. C’est ton nœud central ici ».
Fanny Chiarello : Oui, c’est cela, la danse nous permet de nous relier à un lieu et de faire abstraction du monde qui nous entoure…
Virgine Neufville : Avant de nous quitter, comment vivez-vous l’engouement médiatique autour de votre dernier roman ?
Fanny Chiarello : Bien, forcément, même si pour moi cela a forcément un aspect angoissant. Jeudi prochain (notre rencontre a eu lieu le 25 février),
je participe en direct à la Grande Librairie sur France 5. J’avoue que
j’appréhende la prise de parole devant caméras et sans filet (loi du
direct) ; mais bon, il suffit de lâcher la première phrase, le reste
viendra naturellement !
[note : oui, le reste est venu
naturellement, puisque Fanny Chiarello a su défendre son livre
brillamment et en direct sur France 5]