mercredi 9 octobre 2013

Entretien avec Fanny Chiarello

photo personnelle
C’est en plein cœur du vieux Lille, au café Morel, ancienne bonneterie transformée en brasserie il y a trente ans, que Fanny Chiarello m’a donné rendez-vous. Dans un décor atypique de bric et de broc, en buvant un thé, nous avons parlé de son œuvre, de ses inspirations, de son angoisse quant à sa prochaine émission télé. Bref, une belle rencontre !

Virgine Neufville : Lorsqu’on lit Holden mon frère (Ecole des Loisirs, 2012) et Prends garde à toi (Ecole des Loisirs 2013), on se rend compte que les héros de ces romans sont antithétiques ; est-ce voulu ?




Fanny Chiarello : Oui, tout à fait. Je voulais que Louise, l’héroïne de Prends garde à toi, soit le miroir opposé de Kevin Pouchin, le jeune homme de Holden, mon frère. Alors que Kevin est issu d’un milieu simple où la culture se résume à la téléréalité, Louise baigne dans les livres depuis qu’elle est petite, mise sur un piédestal par ses parents. Ainsi, il y a une volonté assumée d’écrire contre un certain déterminisme social. Le personnage de Manon, dans Prends garde à toi, renforce ce vœu.

Virgine Neufville : Kévin Pouchin découvre la littérature avec L’attrape-cœurs de Salinger, et Frankie Adams de Carson McCullers. Etait-ce vos livres de chevet adolescente ?

Fanny Chiarello : Non, je ne me souviens pas les avoir lus, mais il était important pour moi que les livres-référence cités ne soient pas des romans pour adolescents mais des romans traitant de l’adolescence.

Virgine Neufville : A la lecture de votre œuvre, que ce soit en littérature générale ou en jeunesse, on distingue deux thèmes récurrents qui semblent vous « hanter ». Il s’agit du rapport au monde qui nous entoure, ou comment trouver sa place malgré les désillusions de la vie. Le second traite du pouvoir des mots. Qu’en pensez-vous ?

Fanny Chiarello : C’est exact, ce sont des thèmes que je considère comme fondamentaux et complémentaires. C’est pourquoi ils jalonnent depuis longtemps mes écrits. Ainsi, Nora, l’héroïne deL’éternité n’est pas si longue, réorganise le monde qui s’éteint en écrivant dans ses carnets, tout comme Carlotta Delmont qui propose sa propre interprétation des événements en rédigeant un journal intime. Il est important d’aller au-delà de la clarification de la pensée.

Virgine Neufville : Si je peux me permettre, la conclusion de Holden, mon frère, prononcée par Kevin Pouchin, fait résonance à vos propos : « Rien ne peut me résister si je l’enveloppe de mots ; ces mots que j’ai pris goût à enfiler me donnent un réel pouvoir, ils trouvent un écho dans le monde qui nous entoure ».

Fanny Chiarello : Oui, c’est cela ; les mots sont bien réels et donnent corps au monde qui nous entoure.

Virgine Neufville : Justement, pour revenir au roman L’éternité n’est pas si longue (Edition de l’Olivier 2010/éditions points Seuil 2013), vous présentez un monde qui s’éteint, touché par une pandémie de variole. Pourquoi ce sujet ?

Fanny Chiarello : La variole est un fantasme universel. Je me souviens qu’en 2001, après les attentats du 11 septembre, j’avais lu un article qui expliquait que les états réactivaient la production des vaccins antivarioliques en vue d’une éventuelle attaque terroriste bactériologique. Ainsi, j’ai créé un personnage fort, Nora, révoltée et fragile à la fois, vivant dans une ville ravagée par l’épidémie.

Virgine Neufville : Peut-on y voir une métaphore de la crise ou simplement une version moins « trash » de la fin du monde comme celle présentée par Cormac Mc Carthy par exemple ?

Fanny Chiarello : Pourquoi pas ! En y réfléchissant bien, la variole peut être aussi une image du capitalisme et du consumérisme à outrance. Quant à La Route de Mc Carthy, je l’ai lu, le roman m’a bouleversée mais je ne voulais en aucun cas proposer un cas de figure extrême, d’où une fin que j’ai désirée résolument ouverte…

Virgine Neufville : Comme celle d’Une Faiblesse de Carlotta Delmont (Editions de l’Olivier, 2013) d’ailleurs !

Fanny Chiarello : Oui, Carlotta, à la fin du roman a le choix de répondre à une invitation et retourner « à la lumière », ou rester dans l’anonymat. C’est à elle ou au lecteur de décider.
 
Virgine Neufville : Carlotta Delmont c’est un peu l’Emma Bovary de l’Opéra. Qu’en pensez-vous ?

Fanny Chiarello : Carlotta n’existe que sur scène ; elle se sent plus vraie sur scène que dans la vraie vie. Lorsqu’elle ne chante pas, la vie n’est pour elle que désœuvrement. Son pygmalion, Gabriel, le sait bien, c’est pourquoi, avant sa disparition, il acceptait « ses absences », son caractère exalté.

Virgine Neufville : Lorsque Carlotta revient, après deux semaines de disparition, c’est une femme aux cheveux coupés au carré qui se montre au public. Etait-ce pour bien marquer « la perpendiculaire » prise dans sa vie bien réglée ou simplement le désir d’être à la mode ?

Fanny Chiarello : C’est plus complexe que cela, car la révolte de Carlotta ne peut pas être fondue dans un mouvement comme celui des femmes dans l’entre-deux guerres. L’action se situe en 1927, juste avant le krach boursier de 1929…

Virgine Neufville : Juste avant la fin d’un monde en quelque sorte…

Fanny Chiarello : Oui, encore une fois (sourire) ; la fin du monde ou d’un monde c’est surtout un retour à l’égalité ; c’est fondamental.

Virgine Neufville : La structure protéiforme de votre dernier roman, est-elle en adéquation avec le personnage de Carlotta ?

Fanny Chiarello : C’était une évidence pour moi ; j’ai écrit ce roman en quatre mois, « dans la rage », alors que pour mon roman précédent il m’avait fallu beaucoup plus de temps. La structure de mon texte détermine le caractère de Carlotta, sa nature, son tempérament exalté ou sa faiblesse psychologique. Bref, elle permet d’ouvrir la fin.

Virgine Neufville : Pour conclure, cela va peut-être vous paraître un peu curieux, mais en relisant votre œuvre, une phrase m’a particulièrement marquée : « Quand rien ne semble plus faire de sens, j’ai toujours le même élan, je pense à danser. Comme si, quand il n’y avait plus rien à faire, il ne me resterait plus qu’à danser » (L’Eternité n’est si longue). Personnellement, je trouve que ce passage fait écho à un roman japonais, Danse, danse, danse de Haruki Murakami, dans lequel le héros, lorsqu’il ne trouve plus d’explication rationnel à ce qu’il vit, se met à danser. Y a-t-il un lien ?

Fanny Chiarello : C’est marrant car j’ai lu ce roman bien après la parution de mon livre d’où est extraite cette phrase, et je me suis dit que cet auteur et moi avions sûrement la même réflexion au sujet de la danse. En effet, pour moi, voir des gens danser m’a toujours fascinée. La danse est selon moi une activité en dehors du sens commun, un langage universel, une union contre la mort en marche. Nora danse pour se recentrer, et elle danse dans la maison où elle vit avec ses amis, baptisée Soccoro (en hommage au lieu où se trouve le Very Large Away télescope).

Virgine Neufville : Donc on peut faire un parallèle entre la maison Socorro et l’Hôtel du Dauphin chez Murakami ? Selon lui, ce lieu est particulier, car il écrit : « C’est ici que tout commence, et que tout finit. C’est ton lieu ici. Et ça ne changera pas. Tu es relié à ce lieu. Et ce lieu est relié à tout. C’est ton nœud central ici ».

Fanny Chiarello : Oui, c’est cela, la danse nous permet de nous relier à un lieu et de faire abstraction du monde qui nous entoure…

Virgine Neufville : Avant de nous quitter, comment vivez-vous l’engouement médiatique autour de votre dernier roman ?

Fanny Chiarello : Bien, forcément, même si pour moi cela a forcément un aspect angoissant. Jeudi prochain (notre rencontre a eu lieu le 25 février), je participe en direct à la Grande Librairie sur France 5. J’avoue que j’appréhende la prise de parole devant caméras et sans filet (loi du direct) ; mais bon, il suffit de lâcher la première phrase, le reste viendra naturellement !

[note : oui, le reste est venu naturellement, puisque Fanny Chiarello a su défendre son livre brillamment et en direct sur France 5]