mardi 18 mars 2025

Loosers flamboyants

Les écrivains du Sud des Etats-Unis ont une référence : Larry Brown. Pour eux, il est LE maître de l'esprit littéraire du sud et il n'est pas rare qu'il soit cité en exemple.

A première vue, tous les personnages de ce roman ne se croisent pas mais ils ont un point commun, ce sont des loosers flamboyants. Avec un art consommé du suspens et du retournement de situation, Larry Brown tient son lecteur en haleine. Ce dernier se demande alors : quel dénouement possible pour une intrigue aussi loufoque ?
La structure du récit, composée de contrepoints et de chapitres de longueurs inégales, impose un rythme d'enfer et fait des ellipses narratives une composante essentielle. 
Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, insérés dans la société ou pas, tous ont un secret qu'ils tentent tant bien que mal de garder jusqu'au point de rupture. Impuissant, sans domicile fixe, nymphomane, amoureux des bêtes, homme de main ou soldat (trop) naïf, on se délecte de ces destins croisés pour le meilleur ou pour le pire.
Question de karma ou de déterminisme social, chacun se débat à sa façon mais se retrouve vite rattrapé par son passé. Domino en est l'exemple flagrant. Alors que son avenir s'assombrit un soir sur une route isolée, il se dit que de toute façon sa vie est toute tracée depuis qu'il a été retrouvé bébé dans une benne à ordures...
"Comme un événement prédéterminé ou un effet boule de neige, quand on considère tous les éléments dans la durée".

Le ton employé est souvent caustique. On navigue souvent entre le pathétique et le cocasse, le dramatique et le jubilatoire. Et puis soudain, tout prend sens. On se rend compte que tous ces personnages sont des victimes de la société, obligés de rester en marge alors qu'ils ont une furieuse envie - chacun à sa manière - de sortir la tête de hors de l'eau. Les animaux, très présents, deviennent alors des totems de stabilité.

L'Usine à lapins est une référence. Il décrit magnifiquement ces Hillbillies du sud des Etats-Unis au point qu'on a l'impression d'être dans leur tête et de raisonner avec eux. Et Larry Brown, dans la manière de les raconter, a de la tendresse pour ces âmes tourmentées.

Ed. Gallmeister, collection Totem, octobre 2019, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Furlan, 469 pages, 10.90€

mardi 11 mars 2025

Ombre permanente

 



Lune Rémanente est un ensemble de trois textes fantastiques dans lesquels la lune, notre satellite naturelle, joue un rôle primordial sur les destinées humaines. Masakuni Oda utilise à la fois les ficelles du fantastique et de la science-fiction pour proposer au lecteur des histoires originales et étranges.

La lune est à la fois source de maladie et de faille spatio temporelle. Elle abrite aussi un monde étrange où séjourne un Grand Laurier qu'il faut à tout prix préserver. Elle a aussi la possibilité de montrer sa face cachée et jouer ainsi avec ceux qui habitent sur la Planète Bleue.
Une chose est sûre : rien n'est jamais acquis sous sa lumière froide ; elle nous surveille, inlassablement.
"Au fond de moi, une pensée absurde s'insinuait : elle m'a suivi, comme mon ombre, c'est ma lune. Sans doute est-ce précisément la nature de la lune ; le soleil se lève au-dessus de la tête de tout le monde, sans distinction ; la lune, elle, sort des ténèbres de chacun. Oui, sans doute". 

Alors elle devient le lieu de tous les fantasmes à l'image de sa géographie.

"Autrement dit, la face cachée de la lune ne raconte aucune histoire. Elle n'a pas d'âme. C'est un monde morne et désolé, avec des cloques comme une feuille de papier japonais fraîchement fabriqué, sur lequel sont tombées quelques gouttes d'eau".

 A l'origine d'une pandémie mondiale, notre satellite interfère sur les sociétés humaines, obligeant le Japon à avoir un gouvernement dictatorial issu du Salut National tentant de palier l'urgence sanitaire. Un peu comme le mythe du Loup Garou, à chaque pleine lune, des femmes et des hommes - des Moonlings -  se retrouvent "hors d'eux", dans l'impossibilité de gérer leurs pulsions les plus primaires accompagnées d'une force surhumaine, avant de sombrer dans une forme de catatonie.

"Aucune lune gorgée de sang plus jamais ne se lèverait sur notre pays".

Dans la dernière histoire, la lune est une forme de guide et le témoin d'un monde qui s'effondre. Paradoxalement, on revient à une certaine forme antique où les jeux du cirque sont remplacés par des combats de gladiateurs New Age censés sauvés la vie des plus valeureux.

Encore une fois, la jeune collection des éditions Rivages édite un livre original proposant une vision tout à fait inédite du monde qui nous entoure ou en devenir. La lune devient alors un sujet d'intrigues sans cesse renouvelé.

Ed. Rivages, collection Imaginaire, traduit du japonais par Patrick Honnoré, 464 pages, 24€

vendredi 7 mars 2025

Noyade

 


En juillet 1969, le sénateur Ted Kennedy fut victime d'un accident de voiture connu sous le nom d'"accident de Chappaquiddick" sur l'île éponyme qui coûta la vie à une jeune femme Mary Jo Kopechne. Ce drame fit couler beaucoup d'encre et coûta au sénateur sa renonciation à briguer une candidature aux présidentielles, car Ted Kennedy avait pu sortir du véhicule immergé tandis que la jeune femme était restée coincée. Et il n'a jamais prévenu les secours.

Joyce Carol Oates reprend le squelette de cette affaire mais situe son action dans les années 80 et avec un sénateur plus âgé. Les circonstances et les conséquences de l'accident sont les mêmes. Oates focalise sa narration sur le personnage de la jeune femme, promis à un bel avenir de journaliste et qui, soudainement se retrouve pris au piège dans une voiture en train de couler. Naïvement, elle croit que le conducteur et amant d'un soir qui a réussi à s'extraire du véhicule va la sauver de la noyade.

De la rencontre jusqu'aux derniers instants de vie grâce à une "bulle d'air" coincée dans la voiture, Kelly Kelleher se souvient de cette journée qui se termine tragiquement puis, de loin en loin, à sa famille, ses parents, ses amis.
"Dans ces moments-là, le temps s'accélère. Juste avant l'impact, le temps défile à la vitesse de la lumière.

Des taches d'amnésie comme de la peinture blanche se répandent dans le cerveau". 

Le temps s'étire inexorablement après la soudaineté de l'impact, l'esprit se délite, l'oxygène se fait rare et la jeune Kelly hallucine.
Au fil des pages, le sénateur tout d'abord, personnage secondaire devient tout à fait absent. Mais, à cause de l'admiration politique qu'elle lui voue, elle ne remettra jamais en cause son attitude, son état d'ébriété, sa fuite.
 "Tandis que l'eau noire s'infiltrait dans l'espace où elle était contenue, aussi douillettement que n'importe quelle matrice".

Kelly attend les secours, persuadée qu'elle sera sauvée. Elle continue de croire que le sénateur fera tout pour elle, puisqu'il l'a choisie en cette journée d'été parmi une myriade d'autres jeunes femmes. Et malgré l'image qu'elle a peur de renvoyer à ses parents, elle était bien décidée à aller jusqu'au bout avec lui, même si pour cela, elle devait le laisser le conduire.

Dans ce court roman, Le sénateur n'est qu'un personnage périphérique, sûr de lui, sûr de son discours et de l'intérêt que lui voue les jeunes femmes. Parfois, il s'apparente à un prédateur sans scrupules auréolé de son influence politique. Seulement, très vite, Oates gratte le vernis des apparences et l'accident révèle au grand jour ce qu'il est vraiment : un égoïste et un lâche.

Reflets en aux troubles se lit d'une traite tant son intrigue est intense même si on en connaît le dénouement et l'épilogue. Il en dit long sur le déclin moral des élites et la naïveté des jeunes gens. Par delà le prisme de l'actualité, il devient un roman essentiel.

Ed. Actes Sud, collection Babel, traduit de l'anglais (USA) par Hélène Prouteau, mars 2001, 200 pages, 7.50€

Titre original : Black Water

lundi 3 mars 2025

"Je suis juste là"

 


En 2023, Oh William ! (Fayard, 2022) racontait le veuvage de Lucy Barton et ses relations avec son ex-mari William qui venait de découvrir un lourd secret familial. Lucy Face à la mer reprend ces deux personnages vieillissants et les confrontent au confinement dû à la pandémie de Covid 19.

En scientifique avisé, William emmène Lucy dans le Maine, dans une vieille maison au bord de la mer, afin qu'elle quitte au plus vite New-York et l'épidémie qui devient incontrôlable. Il a aussi prévenu ses deux filles Chrissy et Becka des dangers du virus. Alors que Chrissy se réfugie avec son mari dans une maison familiale dans le Connecticut, Becka préfère confiner avec son époux Tracey en restant sur Brooklyn.
Pour Lucy, ne pas pouvoir voir ses filles régulièrement n'est pas bon pour son moral. En plus, elle confine avec un homme qu'elle a quitté depuis des années et qui n'en a pas fini avec son passé tortueux.
Lucy est patiente, elle sait écouter. Au fur et à mesure elle arrive à s'habituer à son nouveau logis, trouve des personnes avec qui échanger et se rend compte que son appartement et sa vie trépidante new-yorkaise ne lui manquent plus.

Alors que ses filles subissent de plein fouet les aléas de l'épidémie, Lucy et William sont épargnés et regarde les événements à la télévision. La marche au grand air  avec Bob et ses rencontres avec Charlene, une aide soignante de l'hospice de Crosby la confronte de nouveaux à ses souvenirs familiaux. Lucy a toujours gardé son peu de confiance en elle ; elle n'est pas comme une certaine Olive Kitteridge dont Charlène aime à lui raconter les anecdotes. Elle se sent reconnaissante envers William qui l'a extrait de son milieux miséreux mais s'estime aussi illégitime surtout quand elle téléphone à son frère et à sa sœur qui lui rappelle combien elle est privilégiée.
Nous vivons tous avec des gens - et des lieux - et des choses - auxquels nous avons accordé beaucoup d'importance. Mais, en fin de compte, nous n'avons aucun poids".
Peu à peu, le couple qui n'en est plus vraiment un reprend ses habitudes de vieux couple. William est prévenant et connaît par cœur Lucy. Et puis un soir, ils décident de se remettre ensemble. Autant vieillir à deux que s'enfermer dans la solitude. Maintenant, il faut prévenir les filles qui se débattent avec leurs problèmes sentimentaux exacerbés avec le confinement...

Ce qui est bien avec Elizabeth Strout c'est qu'en commençant son roman on a l'impression de poursuivre une conversation inachevée. On reprend vite le fil des personnages, leurs forces, leurs faiblesses et leurs attentes. 
"Qui sait pourquoi les gens sont différents ? Nous naissons tous avec une certaine nature, je crois. Après quoi le monde nous balance ses coups".
Lucy, en bon écrivain, se confie à nous, lecteur, et dévoile ses pensées les plus intimes sur la vieillesse, le couple et l'amour mère-fille. 
Et puis, en arrière-plan, elle tente de comprendre ses semblables qui ne votent pas comme elle et n'ont pas du tout la même vision de la société américaine. Elle entame une réflexion profonde sur le fonctionnement de l'esprit humain qui cherche invariablement à se sentir important, et elle se rend compte de la beauté du monde physique.
C'est curieux comme l'esprit reste hermétique à quelque chose jusqu'à ce qu'il ne le soit plus".

Lucy Barton a décidé de ne plus regarder le sol quand un événement la choque ou la saisit. Elle décide de l'affronter du mieux qu'elle peut en tenant compte de son vécu et de son expérience pour être un guide utile pour son entourage. Le confinement sera le début d'une autre vie. De toute façon elle a déjà connu cet état de fait, car elle considère que son enfance fut son premier confinement.
"J'ignorais que l'intégralité de ma vie prendrait une tournure nouvelle".

Quel plaisir de lecture !

(Retrouvez tous les romans chroniqués d'Elizabeth Strout sur le blog)


Ed. Fayard, collection Littérature étrangère, janvier 2025, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Brévignon, 312 pages 22.90€

vendredi 28 février 2025

Mentalité tordue

 



Vingt années après avoir quitté son comté du Mississippi pour faire ses études, Silas Jones est revenu à Chabot, ses souvenirs avec lui. Ceux d'un petit garçon noir qui a grandi seul avec sa mère dans une cabane construite sur les terres de la famille Ott dont le fils, Larry, est devenu peu à peu un ami secret. En grandissant, le racisme ambiant mais surtout la disparition d'une amie commune ont eu raison de leur amitié. Parce qu'il est le dernier à l'avoir vu vivante, Larry a toujours été considéré comme son probable meurtrier. Mais comme on a n'a jamais découvert de cadavre, il ne fut jamais inquiété. Simplement, il est devenu le paria de la ville. les habitants sont persuadés qu'il a enterré son secret, comme le kudzu cache les constructions abandonnées.
"Chabot avait été bâti au bord d'une ravine envahie de kudzu, une sorte de vigne que rien ne parvient à tuer, et d'ordures que quelqu'un ne cessait d'y déverser , attirant ainsi des ratons laveurs et des chats sauvages qui, agiles comme des esprits, erraient la nuit et laissaient leurs signatures sur les lieux".
Silas Jones est devenu le policier de la ville. Il n'a jamais renoué avec Larry. Pourtant, ces derniers temps, ce dernier a essayé plusieurs fois de le joindre. Pourquoi remuer de vieilles histoires ? Et puis, une nouvelle jeune fille disparaît. Forcément, Larry devient le coupable tout désigné, or on le retrouve grièvement blessé par balles chez lui. Silas, bien intégré dans la communauté, mène l'enquête. Pour cela, il lui faut replonger dans les méandres de son passé et accepter de renouer - un peu - avec Larry.

De fil en aiguilles, des ramifications se font, des secrets sont révélés. Silas tente de garder le cap car ses certitudes sont en train de s'effondrer. Quant à Larry, il sort du coma et semble désireux de parler.
"Tout était figé. L'enfance se résume-t-elle à ça , des choses qui passent ensuite à toute allure devant une fenêtre, des arbres soudés par un mouvement trop rapide pour qu'on en mesure les conséquences ? Dans ce cas qu'est-ce donc l'âge adulte ? Le bus qui s'arrête ? Un homme de quarante ans et quelque qui se heurte à son passé, alors que le kudzu continue de pousser"?

Dans ce roman passionnant, les rôles sont inversés. Et quand on sait que l'action se déroule au fin fond du Mississippi, ce n'est pas rien.
Justement, Tom Franklin l'utilise pour mieux creuser l'histoire de chacun et appuyer sur les secrets familiaux. Il suffit d'une photo et d'un souvenir amer de bagarre pour que Silas comprenne enfin la vérité sur son père. Seulement, à Chabot, il n'est pas bon de remuer le passé. A quoi bon ?
Le retour de Silas Jones en dit long sur la mentalité du sud des Etats-Unis qui n'en a jamais fini avec son passé confédéré. Et comme le dit le titre original de son roman, tout est tordu, il n'y a pas de ligne droite. A chacun de trouver son chemin qui le mènera vers la paix et l'acceptation.

Un très bon roman à découvrir.


Ed. Le Livre de Poche, novembre 2017, traduit de l'anglais (USA) par Michel Lederer, 384 pages, 7.60€
Titre original : Crooked letter, crooked letter

lundi 24 février 2025

Big Brother universel

 


Le Cercle n'était qu'un début. Mae, héroïne du roman, était devenue l'égérie de cette entreprise, l'âme de cette volonté toute puissante de tout montrer, tout le temps.

"Les secrets sont des mensonges

Partager, c'est aimer

Garder pour soi, c'est voler".

Et puis le cercle a absorbé la première entreprise au nom d'une jungle. Elle est devenue de plus en plus grosse pour devenir Le Tout dont le centre névralgique se situe en Califormie sur l'île de Treasure Island. Mae a réussi, elle s'est retirée maintenant en haut de sa tour d'ivoire, laissant à ses "adeptes" le soin d'aller toujours plus loin dans des idées de nouvelles applications de réseaux sociaux.

Delaney Wells a grandi dans ce monde anxiogène. Petite, dans l'Idaho, ses parents l'avaient protégée de ce monde connecté puis la multinationale les avait aussi absorbée. Devenue adulte, elle s'est promise de faire imploser le système. Pour cela, elle décide de l'intégrer pour mieux le connaître, l'analyser et proposer des applications, qui selon elle, réveilleront les consommateurs et seront le point de départ de la révolte.

Pour l'aider, elle peut compter sur l'aide de Trogs- noms donnés à ceux qui refusent de se filmer en continu - et en particulier Wes qui, depuis que son chien Hurricane n'a plus le droit de courir librement sur la plage car il n'est pas pucé, fulmine contre Le Tout.

"TrogTown n'occupait que seize pâtés de maisons, mais offrait un retour radical aux villes d'autrefois, qui n'avaient même jamais ressemblé à cela".

Sur Treasure Island, Delaney découvre un autre monde, hyper connecté où ses semblables remettent leur vie et leur quotidien au bon vouloir de programmes futiles et souvent insensés. 

"Comme pour une majorité croissante d'innovations technologiques, la création et la prolifération de Samaritain, une application standard des ToutPhones, étaient le produit d'un mélange d'utopisme bienveillant et d'obéissance pseudo-fasciste".

L'intelligence artificielle dirige les hommes et contrôle leurs pensées. Le libre arbitre n'existe plus. Pas facile pour la jeune femme de simuler une totale adhésion au système. Tel Winston dans 1984 de George Orwell (Gallimard 2018 pour la nouvelle traduction) elle cherche le bon moyen et le bon moment pour agir et proposer de nouvelles idées qui, selon le bon sens, seraient des bombes à retardement. Hélas, à chaque fois, ses propositions font mouche et font un peu plus du Tout le grand manitou universel. L'être humain est en passe de devenir Homo Numerus...

Et pendant ce temps, son entourage est absorbé par l'entreprise tentaculaire : Wes, ses parents et même son mentor, sa professeur de faculté, Argawal, retournent leur veste. Alors que quelques révoltes se fomentent et des attentats se préparent, Delaney met en place un plan diabolique : autant s'attaque à la source, c'est-à-dire Mae, pour parvenir à ses fins. Oui, mais à quel prix pour elle ?



En 2016, Dave Eggers avait prévenu que Le Cercle aurait une suite dans laquelle l'Homo Communicans poursuivrait sa mutation. Le Tout se veut être un roman dystopique comme son grand frère mais au fil des pages et au regard de l'actualité, il devient surtout un présage de mauvais augure. A l'heure du déploiement de l'intelligence artificielle, Dave Eggers nous présente un monde où la liberté individuelle disparaît ainsi que le libre arbitre. A la surface, c'est un monde idéal, hyper lissé dans lequel on se sent en sécurité. Mais quand on y plonge, on se débat d'abord puis on se noie, vaincu.

"Le Tout, avec la complicité totale de l'humanité, voulait un autre monde, un monde sous surveillance, sans risques, ni surprises, ni nuances, ni solitude".

Dave Eggers joue avec nos peurs, nos travers et nos désirs dans cette histoire prenante jusqu'à la toute dernière ligne.

Ed. Gallimard, janvier 2025, traduit de l'anglais (USA) par Juliette Bourdin, 640 pages, 26€

Titre original : The Every

vendredi 7 février 2025

Secret enfoui


Franck Cassidy a laissé son passé douloureux à Green Bay au nord du Michigan. Orphelin depuis que ses parents ont péri dans un incendie, il a été élevé par son oncle Ward, homme taciturne et violent à son égard. Dès qu'il a pu fuir, il s'est réfugié à Chicago puis dans le New Jersey. 
C'est dans cet état qu'il apprend dans le journal la mort violente de son oncle. Comme il vit modestement avec sa compagne Honey et leurs deux enfants, il voit en cette nouvelle le moyen - peut-être - d'hériter de la ferme familiale que son cousin Norman a récupéré.

Le voyage coûte cher, Honey est légèrement déphasée car son premier mari, condamné à mort depuis quelques années, doit être exécuté et les garçons ne sont pas trop enthousiastes à l'idée de ce voyage.
"Dans la voiture, nous n'étions que des ombres. Il y avait quelque chose de prophétique dans tout ça, comme si l'on entamait une traversée du Styx vers le pays des morts, un voyage de retour vers le centre des choses, vers les secrets auxquels je ne m'étais pas autorisé à penser pendant des années".
Une voiture volée et un fermier dépouillé plus tard, voilà cette "belle" famille dysfonctionnelle de retour à Green Bay. Or sur la route, Franck a replongé dans son passé douloureux, son internement psychiatrique et ses séances d'hypnose. De plus, depuis qu'il a appris à la radio que l'assassin présumé de son oncle est un homme de son entourage familial présumé mort depuis plusieurs années, Franck a l'impression de perdre à nouveau la tête.
"Je pense que j'en étais arrivé à ce point de la vie où l'opinion des autres ne comptait plus, où toute humanité, si l'on peut dire, m'avait entièrement quitté. Et peut-être qu'au plus profond de moi, je rentrais aussi pour d'autres raisons".

Installé dans une petite pension de famille, le couple s'organise. Honey reprend ses travaux de dactylo tandis que Franck accepte un poste de sécurité dans l'université privée de la ville, "une communauté d'esprit pratique, la façon de vivre des américains". Il passe son temps libre à ressasser ses souvenirs. L'alcool, les on-dit, les rencontres bouleversantes avec son ancien psychiatre n'arrangent pas les choses. Et puis Honey, de plus en plus stressée, se défoule physiquement sur son fils aîné. Sous une apparence lisse d'une petite famille américaine de classe moyenne, se cachent des fissures béantes que chacun cherche à sa manière de colmater.
"Je me donnais les surnoms de Specimen, parce que j'étais exactement ça, un naufrage affectif sur lequel les membres de la communauté médicale se bâtissaient une carrière".
De tous les romans lus de cet auteur, Les Profanateurs est peut-être le plus abouti tant il va loin dans la psyché humaine. Franck Cassidy est-il une victime ou un potentiel meurtrier? Michael Collins explore les coins et les recoins du cerveau, analysent les actes-manqués ainsi que "les limbes des choses à demi oubliées, à demi remémorées". Jusqu'au dénouement, le lecteur est incapable de deviner la vérité sur ce fait divers sordide au sein duquel plane un lourd secret familial.
"Nous allions rapidement vers un monde dans lequel il n'y aurait plus de choses réelles, ou dans lequel les choses réelles seraient redéfinies, jusqu'à ce que les choses représentées soient plus réelles que les choses réelles, car le réel n'existerait plus".
Ce livre écrit en 2001, n' pas pris une ride et mérite qu'on s'y attarde.

A découvrir !

Ed. Points Seuil, mars 2013, traduit de l'anglais par Jean Guiloineau, 528 pages, 9.41€

lundi 3 février 2025

Résister ou fuir ?

 


Il y a trente ans, on aurait qualifié ce roman de dystopique. De nos jours, il flirte (hélas) avec une possibilité qui pourrait survenir rapidement, tant le monde actuel poursuit sa course folle.
En neuf chapitres de plus en plus éprouvants pour le lecteur qui a la sensation d'une plongée en apnée qui dure, Paul Lynch décortique les mécanismes d'une société qui sombre du jour au lendemain dans un régime totalitaire avec toutes les conséquences que ce basculement implique. Les énumérer toutes ne serviraient à rien alors l'auteur les assimile dans le basculement du quotidien d'une famille moyenne lambda. 
"Ce qu'elle a sous les yeux, c'est l'image d'un ordre qui se détraque, le monde sombrant dans une mer noire et inconnue".
Eilish et Larry ont quatre enfants. Dès le début du roman, Larry, est arrêté pour ses fonctions de professeur syndicaliste. Son épouse ne sait pas où il est, s'il est mort ou en détention. Elle devient la seule adulte à assurer la sécurité familiale. Mais peut-on parler vraiment de sécurité quand l'Irlande sombre dans le chaos ? Le régime, de plus en plus policé, verrouille tout. Le quotidien d'Eilish se transforme, tout comme la raison de son vieux père. Pour ne pas sombrer, elle échange mentalement avec Larry, point lumineux à travers l'obscurité du dehors.
"J'essaie de faire tenir cette famille dans un monde où tout semble calculé pour nous arracher les uns aux autres, il y a des moments oui ne rien faire est le meilleur moyen d'obtenir ce que l'on veut, il y a des moments où il faut se taire et baisser la tête".

La répression prend la forme d'une énorme vague contre laquelle on ne peut rien. Après l'instant de sidération, la population s'organise, les rebelles, dont Mark le fils aîné, passent à l'offensive. Eilish tient bon, supporte le sourire rempli de haine et de suffisance de l'épouse d'un policier parti dans l'autre camp, observe sa fille Molly ajouter un ruban blanc dans l'arbre du jardin pour symboliser les semaines d'absence de Larry, accuse le coup quand le boucher collabo refuse de la servir.

La descente aux enfers est si soudaine que l'héroïne espère que ce qu'elle vit n'est que "la noirceur opaque d'un rêve monstrueux, puis [qu'elle] se réveillera auprès de Larry".
Et malgré tout, alors que son amie Carole fabrique du pain et des pâtisseries jusqu'à l'overdose pour ne pas devenir folle, Eilish avance, cherche à rejoindre la liberté de l'autre côté de la mer. Il n'y a plus d'avenir dans un pays où on torture et tue des adolescents accusés d'avoir taguer sur les murs.

Et pendant que les Hommes déclinent, le temps passe, les saisons se succèdent et les descriptions de cette renaissance cyclique contrastent fortement avec les pages sombres du totalitarisme.
"Eilish regarde le ciel au bout de la rue, à hauteur de Christ Church Cathedral, le brasier de lumière flambe lentement, comme si le monde avait pris feu".

La mère de famille s'assimile alors aux arbres qui résistent pendant les mois d'hiver puis déroulent leurs bourgeons aux beaux jours. Cette comparaison l'endurcit et la mène vers une forme de résistance. Tout comme eux, on pourra compter les années sur son corps et elle résistera, coûte que coûte, aux agressions extérieures pour protéger les siens.

Le Chant du Prophète est sombre, très sombre, mais la lumière n'est pas loin. L'espoir fait vivre dit un dicton populaire. Il prend toute sa mesure dans ce roman qui porte bien son titre et dont l'héroïne garde la tête haute.


Ed. Albin Michel, collection Les Grandes Traductions, janvier 2025, traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, 304 pages, 22.90€
Titre original : Prophet Song
Booker Prize 2024