vendredi 9 mai 2025

Au-delà de l'infini


Pour Leigh, l'eau a toujours été un refuge. Aux Pays-Bas, pays où elle a grandi, l'eau était une menace constante qu'il fallait juguler au quotidien pour éviter le grignotage des terres. Pourtant, Leigh adorait y plonger pour tout oublier : une mère silencieuse et un père instable en proie à une violence folle envers elle.
"[L'eau] nous anticipe, nous contient, nous survit. Et nous sommes ici, avec elle".
Plus tard, Leigh est devenue biologiste marine. Son statut lui a permis de s'éloigner des siens et de se consacrer à ce qu'elle a toujours adoré. Elle participe alors, à bord de l'Endeavour, à une mission scientifique censée explorer une fosse sous-marine nouvellement détectée dans l'Océan Atlantique. Cette dernière est sans aucune mesure avec la célèbre fosse des Mariannes dans l'Océan Pacifique et cache en son sein des structures organiques inconnues.

Quelques temps plus tard, Leigh est contactée pour participer à un programme de recherche ultra secret destiné, à court terme, à envoyer des êtres humain pour un voyage spatial au long cours. Un long voyage demande d'embarquer des provisions alimentaires conséquentes. C'est pourquoi on demande à la jeune femme de travailler sur une algue novatrice capable non seulement d'apporter au quotidien ce qu'il faut au corps, mais aussi de juguler les phases maniaco-dépressives consécutives à l'isolement dans l'espace. Très vite, Leigh comprend que ses recherches et ses innovations sont en lien étroit avec les découvertes faites lors de la mission Endeavour.

Alors que la santé de sa mère décline sévèrement, Leigh accepte de faire partie de ceux qui, potentiellement, seraient appelés à partir explorer au-delà de notre système solaire, au niveau du nuage d'Oort, phénomène astronomique théorisé mais jamais exploré. De plus, il s'avère que les découvertes récentes et l'écoute du ciel fait écho à une vieille théorie selon laquelle nous ne sommes pas seuls et que l'origine de la vie sur Terre serait dûe à une puissance extraterrestre. Après un attentat ayant coûté la vie à la mission qui devait s'élancer, Leigh et son équipe s'envole finalement depuis Cap Canaveral pour un voyage (avec un retour prévu) avec, à son bord, les graines d'algues qui leur permettront de supporter le voyage interstellaire.

Avec une mis en attente un peu poussive d'environ la moitié du roman, Ascension devient vraiment intéressant lors du voyage interstellaire. Après avoir sondé le fond des océans, le roman explore le vide intersidéral et raconte les états d'âme et la survie de trois êtres humains dans une petite navette qui doit les conduire jusqu'aux confins de l'espace connu et les ramener sur notre bonne vieille planète.
La matière organique est au cœur de l'ouvrage et permet de théoriser sur notre probable origine. Attention, nous sommes vraiment dans un roman de science-fiction, ce qui inclut la liberté scientifique par rapport à ce qui est connu.
Ascension propose une véritable réflexion sur la famille, le temps qui passe et les traces qu'on laisse de notre passage sur Terre.
"Toute le onde est parent. C'est ça vieillir: la sénéscence catastrophique. C'est ça mourir. Tu deviens parent. Tu fais partie du flux".
C'est le premier roman traduit en français de Martin MacIness. Son intrigue est équilibrée, complète et structurée. Une vraie curiosité littéraire en science-fiction.

Ed. Actes Sud, collection Exofictions, septembre 2024; traduit de l'anglais (GB) par Nadège Dulot, 400 pages, 24€
Titre original : In Ascension

lundi 5 mai 2025

PACTE FAUSTIEN

 

En promotion pour Un beau diable, film à petit budget dans lequel il incarne Satan, Florian n'aurait jamais cru que sa rencontre avec Fallen, homme étrange "au regard aigu sous de fortes arcades sourcilières", lui posant des questions pertinentes sur son interprétation, allait changer le cours de sa vie.


Car Florian Prairial n'est pas un acteur professionnel. Il procrastine à terminer sa troisième année de licence et se partage entre ses deux maîtresses : Automne, la maîtresse-mère et Romina, l'étudiante en lettres au visage infirme mais au regard doux. Pourtant, malgré le succès intimiste du film, notre héros s'est pris au jeu de la célébrité - toute restreinte qu'elle soit - et ne cracherait pas sur une nouvelle expérience cinématographique. Les questions posées par Fallen l'ont un peu décontenancé et même si l'individu ne tarit pas d'éloge sur sa prestation, il y a quelque chose en lui qui le dérange.

Malgré l'insistance de Fallen pour le rencontrer, Florian recule, évite. Il se rend compte que l'homme envahit peu à peu son entourage : Automne, Romina et enfin sa mère font sa connaissance. A force - et comme un incident stupide a mis fin à son partenariat avec le réalisateur Claudius - Florian accepte l'invitation.
"Que serait la vie, sans surprises ? J'adore me livrer à d'innocentes plaisanteries. La vie est semblable à un feu de joie allumé en nous... Ce feu-là finit par s'éteindre si on ne l'attise pas, si on ne le tisonne pas sans cesse. Aussi tous les moyens de le ranimer sont-ils bons".

Ce dernier, aux anges, lui propose le rôle de sa vie, prétend-il. Rejouer Satan mais dans une version cinématographique du superbe poème de Victor Hugo La Fin de Satan. 
Satan est mort, renais, ô Lucifer céleste !

Remonte hors de l'ombre avec l'aurore au front"! (Victor Hugo) 


La promesse de cachet est mirobolante, de quoi voir l'avenir en toute sérénité. Seulement, pourquoi lui, Florian Prairial, modeste acteur arrivé par hasard dans le circuit ? Certes, tous sont d'accord pour dire qu'il est beau comme un dieu, mais de là à lui proposer une somme digne d'une star hollywoodienne, il n'y a qu'un pas...

Comme d'habitude, Prairial procrastine, hésite à signer. Puis signe et arrache le contrat. Or, signer, dans le monde de Fallen, c'est accepter même si le contrat ne lui est pas revenu. Quand Florian accepte une autre proposition dans laquelle il interprètera le rôle de Gérard de Nerval, d'étranges événements se succèdent qui, au bout, l'impacteront personnellement.

Un beau diable revisite le mythe de Faust avec la modernité de notre société. Comment nuire rapidement à une réputation ? Utiliser les réseaux sociaux. Comment rappeler le pacte avec le diable ? Faire apparaître à plusieurs endroits différents la même petite fille - incarnation du démon dans le monde paranormal - Comment faire craquer un jeune talent aux abois ? Incarner Fallen, un millionnaire qui lui permettra de mettre fin au cauchemar.

Je lis peu de littérature française ; Karine Tuil, Jean-Paul Dubois, Eric Pessan, Eric Faye, Georges-Olivier Châteaureynaud entre autres sont ceux dont je m'intéresse le plus. Ce dernier roman de Châteaureynaud tient les promesses de la quatrième de couverture et propose une intrigue originale au point que j'ai englouti les 288 pages d'une traite. avec un peu de recul, Un beau diable est la définition parfaite d'une mise en abyme littéraire. Plus largement, au-delà de faire mention à Gérard de Nerval, son amour impossible avec Jenny Colon et Aurélia, de remettre au goût du jour La fin de Satan de Victor Hugo, j'ai vu dans le personnage de Florian Prairial un nouveau Raphaël de Valentin, héros de La Peau de chagrin de Balzac. 

Rappeler dans un roman résolument moderne toute la splendeur de notre histoire littéraire fait du bien.


Ed. Grasset, mars 2025, 288 pages, 22.90€

vendredi 2 mai 2025

(Re)trouver le bonheur

 



Ito Ogawa renoue avec ses personnages fétiches de La Papeterie Tsubaki et La République du bonheur , dont Hatoko reste le personnage central. En vieillissant, l'héroïne est moins sereine, moins sûre de l'avenir. Elle goûte encore aux petits bonheurs de son existence mais ils ne suffisent pas à lever le voile d'ombre sur sa relation avec sa fille adoptive QP devenue une adolescente rebelle. Mitsuro, son époux, est encore à ses côtés et deux enfants sont nés de leur union. Seulement Mitsuro fuit les problèmes et les enfants sont encore trop petits...
"Quand j'y repense, il y a dix ans, je menais une existence vraiment solitaire à Kamakura. Ma relation de bon voisinage avec Madame Barbara était ma seule intéraction sociale digne de ce nom.

Et voilà qu'aujourd'hui je vis entourée de toute une famille.

Lorsque j'ai repris la papeterie Tsubaki, j'habitais seule dans cette vieille maison traditionnelle, mais la famille s'est agrandie d'un membre, puis d'un deuxième, et nous sommes désormais cinq à vivre sous le même toit. En y réfléchissant cela a été une décennie mouvementée, pleine de hauts et de bas".

Des douceurs sucrés, du vin et des déambulations dans la petite ville côtière de Kamakura ne parviennent pas à endiguer le vague à l'âme de Hatoko. 
Quand on ne comprend plus la raison de son existence, si on n'y prend pas garde, on finit par se retrouver enlisée jusqu'au cou dans un vaste bourbier sans fond, à se demander pourquoi on vit".

Pourtant, le travail ne manque pas : les clients viennent toujours à la papeterie pour s'offrir ses compétences d'écrivain public et en plus elle enquête sur le passé amoureux de l'Aînée, sa grand-mère. En effet, cette dernière a entretenu pendant des années une correspondance amoureuse avec un homme marié. Ces lettres prouvent à la jeune femme que l'Aînée avait elle aussi des secrets et des regrets.

Le temps vient à bout de tous les problèmes, c'est ce qu'il faut se dire pour ne pas sombrer et avancer. Un sourire de QP, une belle rencontre, une réussite, une belle lettre, sont autant de petites pierres vers le chemin du bonheur et le retour du bien être.
"Il n'y pas que les corps qui fusionnent. Les écritures aussi se touchent, jouent les unes avec les autres et s'entrelacent. Pendant plus de trente ans, j'avais vécu sans savoir qu'un tel monde existait".

Lettres d'amour de Kamakura est une leçon de vie sur la (re)conquête du bonheur quand on a l'impression d'être au point mort.

"Le bonheur réside peut-être dans cette boue où nous nous débattons quotidiennement".

Ou comment tirer du positif même dans les situations les plus tristes.

La bienveillance de l'autrice transpire à chaque page et fait de ce dernier opus - qui forme ainsi une trilogie avec les deux précédents - un livre de recettes sur le bonheur.

Ed. Picquier, janvier 2025, traduit du japonais par Sophie Bescond, 400 pages, 22.50€

Titre original :Tsubaki no Koibumi

lundi 28 avril 2025

Une histoire de pirate

 


Quand un roman commence avec une disparition - surtout une disparition d'enfant - on s'attend à une enquête avec rebondissements avant et après la découverte du corps. Sauf que...
Sauf que Patch MacCauley disparaît après avoir sauvé sa camarade Misty d'un enlèvement imminent et est retrouvé vivant plusieurs mois après par sa meilleure amie.
"Ce jour-là, la police fouillerait les moindres recoins de son existence et découvrirait qu'il aimait les pirates parce qu'il était né borgne, et que sa mère lui avait donné très tôt le goût des sabres d'abordage et des cache-oeils, convaincue que la beauté de la fiction avait le pouvoir d'émousser une réalité trop brutale".

Cette affaire a ébranlé la petite communauté de Monta Clare dans le Missouri, car Patch, enfant pauvre d'une mère alcoolique, a sauvé la jeune fille de bonne famille du coin. Sa disparition prenait la forme d'un sacrifice. 
"Tous les hivers, les gens disent que Monta Clare est presque trop belle. Ca rend le crime encore plus grave, non ? Parce que c'est arrivé ici. J'ai l'impression qu'aucun d'entre nous ne s'attendait à ce que le monde extérieur s'introduise dans notre ville".
Avec le temps, les forces de l'ordre et la population locale semblent résignées sauf Saint, la seule amie de Patch, qui n'abandonne pas, explore toutes les pistes et ne cesse d'harceler l'inspecteur Nix, un peu dépassé par les événements...
Finalement, la ténacité a du bon car lors d'une énième exploration, Saint retrouve Patch.

On pourrait croire que tout finit bien, que certes le jeune garçon aura besoin d'une thérapie et sera épaulé par tous, mais le retour devient le début d'un tout autre roman. Le polar se transforme en quête qui s'étalera sur une trentaine d'années. Car Patch recherche une jeune fille qu'il n'a jamais vu, Grace, mais qui par ses discours et ses attentions entendus lors de sa séquestration, lui ont permis de tenir pendant tous ses mois de captivité. Dans le noir, ses mains ont enregistré ses traits. Dans le noir, ses oreilles ont enregistré ses intonations. Or, avec le temps, lui et ses proches se demandes si Grace n'est pas le fruit d'une invention, une sorte de béquille émotionnelle qui lui a permis de tenir le coup. La retrouver deviendra sa raison de vivre car Patch se refuse de croire aux mirages de l'esprit.
"Et je brûlerai tout sur mon passage jusqu'à ce que je la trouve. Je n'hésiterai pas. je ne me retournerai même pas pour regarder les cendres".

Epaulés par Sammy, le galériste de Monta Clare, personnalité excentrique et alcoolique, et Saint, devenue une femme flic exceptionnelle, Patch va donner vie au fil des ans à Grace en la peignant et donner du sens à sa vie en peignant toutes celles qui ont disparues. Au fur et à mesure, ses tableaux prennent de la valeur et le jeune homme parcourt le pays à la recherche de Grace et à la rencontre de toutes les autres familles qui attendent le retour d'un proche.
"Il existait donc, dans cet état altéré, cette zone intermédiaire entre la vie et la non-vie, entre l'avancée et la stagnation".
Seulement, cette vie de nomade n'appelle pas à la stabilité. Le seul point d'ancrage finalement reste Saint mais aussi Monta Clare et certains de ses habitants qu'il connaît depuis l'enfance. Enfin la solitude a ses limites, poussant alors le jeune homme à des décisions qui le dépassent.

Toutes les nuances de la nuit est une quête pour faire la lumière sur une disparition. Le disparu est revenu, transformé, changé à tout jamais, emmenant avec lui ses proches dans ses obsessions.
Ce roman est aussi celui du sacrifice, de la question du bien et du mal, du politiquement correct. C'est surtout celui de l'amour et de l'amitié qui perdurent à travers les épreuves du temps.
" Nous vivrons dans les extrêmes parce que le milieu, c'est le domaine des gens sains d'esprit".
Profondément américain alors qu'il a été écrit par un écrivain britannique, cette histoire excelle dans le registre des émotions exploitées si bien que le lecteur ne ressort pas indemne de sa lecture. Tout comme Stephen King (un des meilleurs auteurs sur l'adolescence selon moi), Chris Whitaker raconte justement les méandres de la crise d'adolescence et l'arrivée à l'âge adulte au point que le mystère à éclaircir en devient secondaire parfois.

Alors si vraiment il ne fallait que lire un seul roman en 2025, ce serait celui-ci. 830 pages de pur bonheur et de maîtrise littéraire.

Ed. Sonatine, mars 2025, traduit de l'anglais par Cindy Colin-Kapen, 832 pages, 25.90€
Titre original : All Of The Colours Of The Dark

mardi 22 avril 2025

Partir ?



On reprend les mêmes et on recommence. Chris Offutt clôture sa trilogie des collines avec les personnages qui l'incarnent : le schérif Linda Hardin et son frère Mick, vétéran de l'armée revenu chez lui dans le Kentucky. Après Les Gens des collines et Les Fils de Shifty, (tous les deux édités chez Gallmeister et traduits par Anatole Pons-Reumaux) le lecteur s'est pris d'amitié pour les habitants des collines, des ruraux taiseux dont les vieilles blessures familiales sont transmises de génération en génération.

Or, cette fois-ci, Mick en a marre. Il a décidé de rejoindre un ami en Corse pour s'éloigner de Rocksalt en général et de tout son passé en particulier. Ce voyage sera un tournant, il en est sûr ; c'est pourquoi, avant de quitter le territoire, il décide de se poser une dernière fois dans son Comté afin de profiter de sa sœur Linda, shérif de la bourgade.
Simplement, Mick n'est pas du genre à se croiser les pouces. Linda et son adjoint Johnny sont en prise avec une étrange histoire de meurtre. La victime est un mécanicien sans histoires, bien connu de tous, dont le seul penchant était de s'intéresser de près aux coqs !
A force de tirer les fils de l'enquête, Mick met au jour une affaire bien plus étendue et, à partir de là, les cadavres s'amoncellent jusqu'à ce que sa propre sœur devienne la cible.

Parfois, pour arriver à ses fins, il ne faut plus rester sur la ligne de crête et demander de l'aide aux "parrains" locaux. Ce qui nous vaut des chapitres fascinants où Mick se rend dans le Michigan afin de trouver un témoin crucial susceptible de résoudre l'affaire du Kentucky. Pour y parvenir, il est obligé de pacter avec le chef de gang du coin.

La Loi des collines en raconte bien plus sur les mentalités et les mœurs de l'Amérique profonde qu'un simple documentaire. Il y existe des règles tacites qui se transmettent de génération en génération et que rien ne pourrait abolir. Alors,  pour mener une enquête, il faut contourner tout cela et prendre les gens tels qu'ils sont. 
Ce dernier opus est moins noir que les précédents mais reste dans la même veine. Le personnage de Mick est moins torturé, plus posé, comme si la retraite avait levé un voile sur ses activités. Plus les pages défilent plus on le sens ancré à son Comté, amoureux de ce qui l'entoure et de ce que les ruraux incarnent. Il a grandi avec toutes ses valeurs. partir serait les renier peut-être.
"Il se demanda s'il n'avait pas commis une erreur en quittant l'armée. Un cardinal déboula sur un pommier sauvage dans un éclair rouge. L'armée ne lui manquait pas. Les bois où il avait grandi lui manquaient. C'était le seul endroit de sa vie où il s'était senti en sécurité". 

Ce roman peut se lire indépendamment des précédents, mais pour en saisir toute la mesure y compris dans la psychologie des personnages, je vous conseille de les lire dans l'ordre.


Ed. Gallmeister, février 2025, traduit de l'anglais par Anatole Pons-Reumaux, 528 pages, 23.49€

Titre original : Code of the hills

mardi 18 mars 2025

Loosers flamboyants

Les écrivains du Sud des Etats-Unis ont une référence : Larry Brown. Pour eux, il est LE maître de l'esprit littéraire du sud et il n'est pas rare qu'il soit cité en exemple.

A première vue, tous les personnages de ce roman ne se croisent pas mais ils ont un point commun, ce sont des loosers flamboyants. Avec un art consommé du suspens et du retournement de situation, Larry Brown tient son lecteur en haleine. Ce dernier se demande alors : quel dénouement possible pour une intrigue aussi loufoque ?
La structure du récit, composée de contrepoints et de chapitres de longueurs inégales, impose un rythme d'enfer et fait des ellipses narratives une composante essentielle. 
Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, insérés dans la société ou pas, tous ont un secret qu'ils tentent tant bien que mal de garder jusqu'au point de rupture. Impuissant, sans domicile fixe, nymphomane, amoureux des bêtes, homme de main ou soldat (trop) naïf, on se délecte de ces destins croisés pour le meilleur ou pour le pire.
Question de karma ou de déterminisme social, chacun se débat à sa façon mais se retrouve vite rattrapé par son passé. Domino en est l'exemple flagrant. Alors que son avenir s'assombrit un soir sur une route isolée, il se dit que de toute façon sa vie est toute tracée depuis qu'il a été retrouvé bébé dans une benne à ordures...
"Comme un événement prédéterminé ou un effet boule de neige, quand on considère tous les éléments dans la durée".

Le ton employé est souvent caustique. On navigue souvent entre le pathétique et le cocasse, le dramatique et le jubilatoire. Et puis soudain, tout prend sens. On se rend compte que tous ces personnages sont des victimes de la société, obligés de rester en marge alors qu'ils ont une furieuse envie - chacun à sa manière - de sortir la tête de hors de l'eau. Les animaux, très présents, deviennent alors des totems de stabilité.

L'Usine à lapins est une référence. Il décrit magnifiquement ces Hillbillies du sud des Etats-Unis au point qu'on a l'impression d'être dans leur tête et de raisonner avec eux. Et Larry Brown, dans la manière de les raconter, a de la tendresse pour ces âmes tourmentées.

Ed. Gallmeister, collection Totem, octobre 2019, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Furlan, 469 pages, 10.90€

mardi 11 mars 2025

Ombre permanente

 



Lune Rémanente est un ensemble de trois textes fantastiques dans lesquels la lune, notre satellite naturelle, joue un rôle primordial sur les destinées humaines. Masakuni Oda utilise à la fois les ficelles du fantastique et de la science-fiction pour proposer au lecteur des histoires originales et étranges.

La lune est à la fois source de maladie et de faille spatio temporelle. Elle abrite aussi un monde étrange où séjourne un Grand Laurier qu'il faut à tout prix préserver. Elle a aussi la possibilité de montrer sa face cachée et jouer ainsi avec ceux qui habitent sur la Planète Bleue.
Une chose est sûre : rien n'est jamais acquis sous sa lumière froide ; elle nous surveille, inlassablement.
"Au fond de moi, une pensée absurde s'insinuait : elle m'a suivi, comme mon ombre, c'est ma lune. Sans doute est-ce précisément la nature de la lune ; le soleil se lève au-dessus de la tête de tout le monde, sans distinction ; la lune, elle, sort des ténèbres de chacun. Oui, sans doute". 

Alors elle devient le lieu de tous les fantasmes à l'image de sa géographie.

"Autrement dit, la face cachée de la lune ne raconte aucune histoire. Elle n'a pas d'âme. C'est un monde morne et désolé, avec des cloques comme une feuille de papier japonais fraîchement fabriqué, sur lequel sont tombées quelques gouttes d'eau".

 A l'origine d'une pandémie mondiale, notre satellite interfère sur les sociétés humaines, obligeant le Japon à avoir un gouvernement dictatorial issu du Salut National tentant de palier l'urgence sanitaire. Un peu comme le mythe du Loup Garou, à chaque pleine lune, des femmes et des hommes - des Moonlings -  se retrouvent "hors d'eux", dans l'impossibilité de gérer leurs pulsions les plus primaires accompagnées d'une force surhumaine, avant de sombrer dans une forme de catatonie.

"Aucune lune gorgée de sang plus jamais ne se lèverait sur notre pays".

Dans la dernière histoire, la lune est une forme de guide et le témoin d'un monde qui s'effondre. Paradoxalement, on revient à une certaine forme antique où les jeux du cirque sont remplacés par des combats de gladiateurs New Age censés sauvés la vie des plus valeureux.

Encore une fois, la jeune collection des éditions Rivages édite un livre original proposant une vision tout à fait inédite du monde qui nous entoure ou en devenir. La lune devient alors un sujet d'intrigues sans cesse renouvelé.

Ed. Rivages, collection Imaginaire, traduit du japonais par Patrick Honnoré, 464 pages, 24€

vendredi 7 mars 2025

Noyade

 


En juillet 1969, le sénateur Ted Kennedy fut victime d'un accident de voiture connu sous le nom d'"accident de Chappaquiddick" sur l'île éponyme qui coûta la vie à une jeune femme Mary Jo Kopechne. Ce drame fit couler beaucoup d'encre et coûta au sénateur sa renonciation à briguer une candidature aux présidentielles, car Ted Kennedy avait pu sortir du véhicule immergé tandis que la jeune femme était restée coincée. Et il n'a jamais prévenu les secours.

Joyce Carol Oates reprend le squelette de cette affaire mais situe son action dans les années 80 et avec un sénateur plus âgé. Les circonstances et les conséquences de l'accident sont les mêmes. Oates focalise sa narration sur le personnage de la jeune femme, promis à un bel avenir de journaliste et qui, soudainement se retrouve pris au piège dans une voiture en train de couler. Naïvement, elle croit que le conducteur et amant d'un soir qui a réussi à s'extraire du véhicule va la sauver de la noyade.

De la rencontre jusqu'aux derniers instants de vie grâce à une "bulle d'air" coincée dans la voiture, Kelly Kelleher se souvient de cette journée qui se termine tragiquement puis, de loin en loin, à sa famille, ses parents, ses amis.
"Dans ces moments-là, le temps s'accélère. Juste avant l'impact, le temps défile à la vitesse de la lumière.

Des taches d'amnésie comme de la peinture blanche se répandent dans le cerveau". 

Le temps s'étire inexorablement après la soudaineté de l'impact, l'esprit se délite, l'oxygène se fait rare et la jeune Kelly hallucine.
Au fil des pages, le sénateur tout d'abord, personnage secondaire devient tout à fait absent. Mais, à cause de l'admiration politique qu'elle lui voue, elle ne remettra jamais en cause son attitude, son état d'ébriété, sa fuite.
 "Tandis que l'eau noire s'infiltrait dans l'espace où elle était contenue, aussi douillettement que n'importe quelle matrice".

Kelly attend les secours, persuadée qu'elle sera sauvée. Elle continue de croire que le sénateur fera tout pour elle, puisqu'il l'a choisie en cette journée d'été parmi une myriade d'autres jeunes femmes. Et malgré l'image qu'elle a peur de renvoyer à ses parents, elle était bien décidée à aller jusqu'au bout avec lui, même si pour cela, elle devait le laisser le conduire.

Dans ce court roman, Le sénateur n'est qu'un personnage périphérique, sûr de lui, sûr de son discours et de l'intérêt que lui voue les jeunes femmes. Parfois, il s'apparente à un prédateur sans scrupules auréolé de son influence politique. Seulement, très vite, Oates gratte le vernis des apparences et l'accident révèle au grand jour ce qu'il est vraiment : un égoïste et un lâche.

Reflets en aux troubles se lit d'une traite tant son intrigue est intense même si on en connaît le dénouement et l'épilogue. Il en dit long sur le déclin moral des élites et la naïveté des jeunes gens. Par delà le prisme de l'actualité, il devient un roman essentiel.

Ed. Actes Sud, collection Babel, traduit de l'anglais (USA) par Hélène Prouteau, mars 2001, 200 pages, 7.50€

Titre original : Black Water