lundi 15 septembre 2014

Terminus radieux, Antoine Volodine

Ed. du Seuil, août 2014, 624 pages, 22 euros

Rêve éveillé.


Lire un roman d'Antoine Volodine, c'est entrer dans un autre monde dont lui seul connaît les rouages. Au premier abord, on se croirait en Russie, puis on se dit, mais non cela ressemble à la Russie, mais c'est tout autre. Et puis, quelle Russie? En effet, Terminus Radieux ne nous parle pas de ce pays, mais plutôt de la Seconde Union Soviétique, et cette dernière est déjà un vaste souvenir, irradiée par les explosions successives des centrales nucléaires censées lui procurer l'autonomie énergétique.

Celui qui a déjà lu l'auteur sait que l'intelligence littéraire suinte à chaque page. Certes, il faut être concentré et s'armer parfois de patience pour bien saisir l'étendue et la profondeur du récit, tant elle est originale et tellement éloignée de ce qu'on a l'habitude de lire.
Terminus Radieux se présente comme un roman "halluciné et hallucinatoire", à la fois un rêve éveillé et une fiction dans lequel les personnages ne savent pas eux mêmes quelle est la nature exacte des événements qu'ils croient vivre. Dans le genre, Vincent Message avait tenté un roman sur ce thème avec Les Veilleurs (Ed. Points Seuil 2010), mais s'y était cassé les dents...

Dans un contexte post-apocalyptique, une poignée de survivants résistants à la radiation tentent de reproduire la vie en communauté dans l'ancien kolkhoze Terminus Radieux, dans la région russe du Levanidovo. deux personnes sont à la tête de ce groupe, deux anciens liquidateurs insensibles au poison irradié, et devenus immortels: Mamie Oudgoul, une multi centenaire qui reste assise à côté du trou formé par la pile nucléaire qui donne de l'énergie, et son amoureux, Solovieï, dont le pouvoir est de rentrer dans les rêves des habitants et vampiriser leurs vies, véritable chamane psalmodiant des narrats incompréhensibles.
Autour de ce "village" reconstitué, c'est la steppe, la forêt, lieu de tous les dangers car le territoire de Solovieï: quiconque y entre est à sa merci.
"On se trouve dans un univers intermédiaire, dans quelque chose où tout existe fortement, où rien n'est illusion, mais, en même temps, on a l'inquiétante sensation d'être prisonnier d'une image, et se déplacer dans un rêve étranger, dans un bardo où on est soi-même étranger, où l'on est un intrus peu sympathique, ni vivant ni mort, dans un rêve sans issue et sans durée."
Dans les mailles de son filet, celui qui "ressemble à un vent démoniaque, à un oiseau ou à un magicien inquiétant peu importe" a capturé Kronauer, un ancien soldat de l'Orbise, parti plus tôt à l'aventure chercher de l'aide pour ses compagnons d'infortune. Sur le chemin, puisqu'il a sauvé la vie de la fille de Solovieï, ce dernier le déteste, considérant que ses trois filles sont sa chasse gardée... Kronauer devient malgré lui un esclave du kolkhoze dont il ne peut sortir sans animer les foudres du "nécromancien des steppes." Cependant, le soldat sent bien qu'il n'est pas dans son état normal, atteint de "rêves traînants et de certitudes d'avoir déjà vécu plusieurs fois ce qu'il était en train de vivre dans le présent."

En effet, les habitants de Terminus Radieux, en plus de ne plus posséder de libre arbitre, ne sont ni vivants, ni morts. C'est Mamie Oudgoul qui les maintient dans cet état avec ses frictions d'eau très-lourde, d'eau très-morte et enfin d'eau très-vive entre les yeux. Ils sont des zombies qui font partie intégrante d'un rêve éveillé, "des espèces de bout de rêves ou de poèmes" extraits du crâne de Solovieï.
Dès lors Terminus Radieux n'est plus un kolkhoze au regard des événements; il devient une scène de théâtre censée divertir le maître de l'endroit:
"Un théâtre pour l'empêcher de passer l'éternité à bailler en attendant que le monde se désagrège, et pour ceux qui vivaient au village, c'était un sale rêve dont ils pourraient jamais sortir".
Mais si les prisonniers de Solovieï se révoltent, que peut-il se passer?

Ce roman navigue sans cesse dans les franges de l’achronie et de l'ubiquité, au rythme des narrats crachés par les cylindres du phonographe, dont les phrases, averses sombres, ou les poésies vociférantes ont pour objectif d'anesthésier et annihiler la volonté du groupe survivant.
Le lecteur peu habitué à une telle narration sera peut être tenté d'abandonner la lecture, mais la persévérance paie, car on entre dans les consciences des personnages, mais aussi dans leurs vides immenses. La civilisation n'existe plus et ceux qui subsistent ne sont plus que des marionnettes ou les passagers d'un train de marchandises qui traverse la steppe, alors que cela fait longtemps qu'il n'y a plus de quoi le faire fonctionner...
Finalement, le monde décrit par Antoine Volodine n'a rien de bien attrayant. Il est à l'agonie, voire déjà mort, tout le contraire d'un asile radieux. Il n'y a que l'écriture et les pages noircies d'un journal des événements pour donner l'impression que Terminus Radieux n'est pas que le rêve immense et nauséabond d'un esprit ignoble.
Lire Terminus Radieux c'est lire autre chose, c'est lire l'imagination sans bornes d'un auteur discret qui, au fil des ans, a su faire du post-exotisme un genre à part entière.

A propos du post exotisme de Volodine sur ce blog:  http://virginieneufville.blogspot.fr/2014/06/des-anges-mineurs-antoine-volodine_27.html